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Comment étudier un grand ensemble proliférant : Le cas d’Asie / Orient

INTRODUCTION A L’ÉTUDE DES REPRÉSENTATIONS CORÉENNES Par Patrick Maurus

« J’ai mis à Lorient mon beau costume turc. »

Pierre Loti, Journal, 1878 [1]

« Si un voyageur ayant visité la Corée, il y a vingt ans, revenait en cet an de grâce 1906, il serait sidéré par les changements matériels réalisés en raison de l’ouverture du pays aux interventions étrangères. »

Homer B. Hulbert, The Passing of Korea, p.456


Notre unique Première Ministre a eu, il y a de cela quelques années, la malencontreuse idée d’invoquer, à propos des Japonais, les fourmis. On s’en souvient sans doute, ainsi que des clameurs immédiates, unanimes en même temps que profondément justifiées, même si, ce faisant, bien des non-dits, des sous-entendus et des implicites trouvaient l’occasion de s’épanouir. Femme, raciste et de gauche, quelle aubaine !


Est-ce trop dire qu’il s’agissait de racisme ? Est-ce une excuse qu’il ait été très certainement involontaire ? En ces matières, on n’en dit jamais assez. Toute la question est de savoir comment en parler, puisque chacun sait qu’il est totalement inutile d’argumenter avec un raciste. Tout juste peut-on tenter de le prendre au piège de la déconstruction.


Que représentent les fourmis ? Des animaux ; des petits animaux ; un pluriel ; des travailleurs (-euses) ; une masse obéissante, la fameuse obéissance-docilité-uniformité des Orientaux. « La civilisation chinoise avait fait de tout Chinois un individu naturellement discipliné » décrète Malraux, péremptoire (Antimémoires).


D’emblée, la fourmi n’est pas un être humain (variante : c’est un être déshumanisé), et c’est sans doute ce qui a le plus choqué dans l’expression ministérielle, car cette Animalisation de l’Autre est fort ancienne. Le porc, le chien, le rat, la bête sauvage, la hyène (dactylographe), la vipère (« Il y avait en lui quelque chose de reptilien », Fu Manchu), le singe, surtout pour la Chine, ont une longue histoire représentative, dont chaque affleurement mériterait repérages et commentaires. Pour constater quoi ? Que l’animal, c’est l’Autre dans un certain paradigme, ou Soi (mais c’est moi qui parle) dans un autre : lion ou tigre, c’est-à-dire les deux aspects du sociogramme de l’Autre (alter-aliud), autrement dit le semblable et le contraire. Et surtout qu’il existe une géo/graphie de l’animalité, qui privilégie depuis des siècle l’Asie-Orient, une distribution de l’animalité, au gré de l’histoire. On pourrait ainsi promener l’image du tigre, du Bengale à la Malaisie, personne, j’imagine, ne pensant à y inclure la Corée qui pourtant s’y auto-représente.


Je renvoie à Edward Said pour un premier Niagara de citations à ce sujet. Je n’y ajoute que Baudelaire (Journaux intimes) : « Les Japonais sont des singes », Mon Cœur à nu, XXII). C’est ce qui dit ailleurs Loti des mêmes Japonais et des Noirs (Madame Chrysanthème, Le Roman d’un spahi).


Dans un tel contexte, l’insecte s’avère un superlatif de l’animal. Il est pire que déshumanisé : multiplié (le discours petit-bourgeois s’affichant comme norme, ce qui est sa définition, dit Marx). Car la représentation de l’Animal rejoint avec violence celle de Pluriel, celle qui nie l’Autre dans sa singularité, et ouvre sur Danger. « Il n’aurait pas fallu en laisser une seule boîte à la traîne, entamée, elles auraient ait entrer alors la race entière des fourmis rouges dans la case. Ya pas plus communiste. Et elles auraient bouffé aussi l’Espagnol. » Céline, Voyage. La science-fiction cinématographique a usé et abusé de cette fonction (Them ! Ants!) dans son propre superlatif d’envahisseurs, c’est-à-dire de communistes (variante actuelle : l’islamisme, souvent rebaptisé intégrisme, comme si toute religion en position dominante n’était pas intégriste). Du bon usage du mot termite en politique, animalisation du travail de sape de la révolution. Je pense à ces bruits sourds montant du sous-sol dans le Nedjma de Kateb Yacine, superbe retournement de l’image.


Incapable de se manifester par des traits vraiment repérables (il est trop petit), n’existant qu’en groupe (foule, horde, vague, marée, les Mores et la mer montent jusques au port), l’insecte est doté dans le meilleur des cas d’une volonté collective farouche qui décuple sa dangerosité. Le discours de soutien aux Vietnamiens agressés par les USA, qui n’est pas si ancien, ou les cartoons comme Bugs Life ou Ants, qui donnent de l’insecte une image positive, conservent ce même ressort de la volonté collective. C’est bien une représentation. C’est-à-dire un référent répété et sélectionné, qui appartient à un ensemble qui lui donne sens.


Propositions :

A. Le sociogramme est compris comme un ensemble flou et aléatoire de représentations partielles nécessairement organisé autour d’un noyau conflictuel (définition de Claude Duchet)

B. Tout ensemble sociogrammatique (c’est à dire un sous-ensemble) est par définition constitué de représentations partielles pouvant toutes appartenir à un autre ensemble

C. Un grand ensemble est un sous-ensemble de grande ampleur dont les représentations partielles sont non seulement déjà parties prenantes d’autres ensembles, mais le sont sous forme de noyaux.

D. Le sociogramme organisateur d’une œuvre, c’est-à-dire celui qui englobe l’ensemble des représentations d’un texte, est toujours un grand ensemble. Asie-Orient pour le Voyage de Paris à Java, de Balzac, Autorité pour les œuvres de Maupassant, Réputation pour les Mémoires d’Outre-Tombe, etc., Peuple pour l’ensemble du roman populaire.

E. Autrement dit, le grand ensemble n’est pas réservé à un large ensemble de textes : il vise aussi l’organisation d’une œuvre quelle qu’en soit la dimension. Les sous-ensembles s’y réfèrent systématiquement, même s’ils ne semblent pas se manifester directement.


L’étude du grand ensemble Asie / Orient ( / indique le conflit nucléaire) nous offre un sujet particulièrement intéressant, puisqu’il dispose d’aires, d’ères et d’airs (ce n’est pas seulement un jeu de mots) d’une extension exceptionnelle. Il fait même partie de ces grands ensembles qu’on pourrait dire proliférants, car on voit mal quelle époque ou quel support les aurait ignorés, ou encore à extension maximale, n’étaient le flou et l’aléatoire constitutifs de ces ensembles. Il ne se limite pas à notre région, à notre époque, ni à notre vocabulaire. C’est néanmoins de ceux-ci que nous partirons, au risque assumé du logocentrisme, car ainsi l’exige toute problématique de l’historicité. Si histoires il y a, elles commencent aujourd’hui.


Le grand ensemble, comme tout (sous-)ensemble, est articulé autour (à partir de, selon, grâce à) d’un noyau conflictuel, éponyme pour des raisons pratiques.


1. Pourquoi un ensemble ? C’est parce que la sociocritique pense la représentation en termes d’ensembles et de grands ensembles que la représentation garde d’une part sa nature aléatoire et floue, comme l’ensemble auquel elle appartient, d’autre part sa valeur et son efficacité. Le caractère général de la représentation de l’Autre, par exemple, est lié à la fois à sa présence multiple dans divers sociogrammes et à sa nature de noyau. Elle n’a guère de valeur en soi. Dans un sociogramme donné, elle trouve cette valeur à l’extérieur et à l’intérieur : à l’extérieur, dans les autres sociogrammes qui l’utilisent, à l’intérieur, par ses combinaisons avec les autres représentations partielles. C’est dans cette intensité relationnelle que l’ensemble trouve sa force et son efficacité. Animalité, seule, est une représentation qui risque fort de ne guère dépasser l’insulte. Associée à Danger, elle devient un superlatif. Entre les chiens et autres hyènes dactylographes, qui ont fleuri notre vocabulaire politique, et les singes ou fourmis de nos coloniaux, il y a une différence de nature. Qui fait partie de notre histoire sémantique et à laquelle ceux qui traitent les « terroristes islamistes » d’animaux devraient peut-être réfléchir.


2. Qu’est-ce qu’une représentation ? Une représentation répond toujours à trois critères : présentation (d’une réalité affirmée), répétition (par l’usage, par on), sélection (élection, mise en relief, toujours par l’usage). Elle est par nature collective. De ce fait, et même si dans ses utilisations particulières, elle se couvre d’opinions, la représentation elle-même ne relève pas d’un jugement de valeur. Elle n’est ni vraie, ni fausse. La représentation de Foule fonctionne à plein avec Asie / Orient (on le pressent grâce au sentiment d’évidence qu’elle engendre), elle n’est pourtant qu’une façon de voir, répéter à l’envie et sélectionnée par l’usage pour représenter (elle plutôt que d’autres) l’Asie. Elle n’est ni vraie, ni fausse, vraie et fausse. La Chine, premier pourvoyeur d’exemples, abonde aussi en montagnes et déserts. Cela n’en fait pas pour autant des représentations constitutives de l’Asie.


3. Pourquoi ce noyau, en quoi est-il signifiant ? Edward Said a largement défriché le terrain et fourni la clé : Asie / Orient n’entre dans un discours occidental, c’est-à-dire français ou anglais, formé par les conquêtes et le colonialisme, essentiellement aux XVIII et XIXème siècles (ce que nous nommerons sociosphère = c’est-à-dire la fraction de monde qui accouche des possibles représentatifs [2]) qu’en fonction de ce discours colonial et dans son seul intérêt. Aussi les territoires ou pays envisagés sous les termes Asie ou Orient changent-ils au gré du discours (logique) occidental et non en fonction d’une existence autonome quelconque des pays concernés. D’où une variabilité concomitante des images. Sera Barbare le peuple que j’ai besoin de dire barbare. Asie n’aura donc même pas le territoire que les cartes semblent lui attribuer. J’appelle d’ici Asie ce que je veux conquérir, expliquer, combattre, ce que je connais, ce que je crains. Bref, c’est moi qui parle. L’Orient est une carrière, disait crûment Disraeli.


Notre accord s’arrête là, dans la mesure où l’utilisation de la notion foucaldienne de discours n’éclaircit pas le problème, parce qu’elle duplique en fait une nation archéomarxiste de l’idéologie (les outils intellectuels élaborés au seul profit d’un occident monologique), et parce qu’elle en prend pas en compte la géographie des réactions et des résistances. Par ailleurs, qu’un discours, qu’un ensemble de représentations prennent leur sens ici et maintenant, n’est-ce pas une évidence ? Comment pourrait-il en être autrement ? L’anticolonialisme n’est ni achronique, ni atopique. A l’oublier, Said gomme la nature conflictuelle de toute représentation de ce type, faite ici de l’opposition croissante à la confiscation coloniale du discours.


Pour résumer ma critique de Said auprès duquel j’ai contracté une immense dette, je dirai que son attaque justifiée contre l’Orientalisme (qui reste un outil de justification des exactions coloniales) est fondée sur trois des représentations partielles (Ici / Là-bas), (Nous / Eux) et (Avant / Après), qui ne suffisent absolument pas à dresser le sociogramme complet. Ces trois doublets se retrouvent évidemment dans tous les discours sur l’Autre, depuis les Grandes Découvertes. Mais surtout s’appliquent à tout Autre (Alter / Aliud). Autrement dit, paradoxalement, en critiquant l’Occident niant l’Orient, il réduit (critique) le discours sur l’Orient à des représentations qui sont autant de négations de l’Orient (puisqu’elles en lui sont pas propres). Le tout sans nous dire d’où l’Occident tire quant à lui son existence, de ce même point de vue discursif, devant un Orient qui n’existe qu’en fonction des représentations de cet Occident.


4. En quoi le conflit est-il bien celui-là ? Pierre Larousse, dès le XIXème siècle, nous fournit une réponse éclatante avec ses définitions des deux termes : Asie : « Ainsi, l’Asie serait le pays de l’aurore, le pays où le soleil se lève, quelque chose comme l’Anatolie, entendue dans un sens plus large que celui d’une province, en un mot le correspondant exact de notre terme moderne Orient. (..) Ainsi, les Arabes appellent Maghreb, littéralement Occident, toute la partie de la terre, occidentale par rapport à eux, et donnent à ce terme, dans une direction opposée, une extension tout aussi considérable et tout aussi vague par rapport à celui que nous accordons à Orient. »


Orient : « Partie du ciel ou le soleil nous apparaît quand il se lève. (..) Ensemble des états situés à l’orient par rapport à la partie occidentale de l’Europe et qui correspond à l’Asie, une partie de l’Égypte, une partie même de l’Europe. (..) On ne s’attend pas à ce que nous donnions ici les délimitations géographiques du pays indéterminé qu’on appelle l’Orient. Rien de plus vague, en effet, rien de plus mal défini que la contrée à laquelle on applique ce nom. »


On le voit, sont constitutifs tant le Ici / Là-bas, Nous / Eux (puisque les termes mêmes n’ont de sens que par rapport à Nous, Ici, que l’indétermination géographique et sémantique. Asie et Orient n’ont de sens que dans le discours précis qui les contient, discours intéressé, discours pioché dans des représentations qui le rendent possible.


Mais qu’est-ce qui nous autorise à privilégier cet exemple? Si l’on préfère : en quoi est-il plus signifiant que mille autres occurrences ? Parce qu’il est le XIXème siècle. Phare du siècle phare. Phare du premier siècle, Claude Duchet l’a amplement montré, à se penser comme Siècle (donc aussi à projeter cette notion sur les précédents) et, jusqu’à démonstration du contraire, le seul. C’est aussi le siècle pendant lequel on dira (pour approuver ou pour condamner) de telle ou telle portion d’Asie : elle est à moi. D’une certaine façon, la découverte de Said est un pléonasme de ce qu’affiche le discours colonial. Comme le sexe foucaldien, loin d’avoir été dissimulé, il a toujours été affiché. Et ce n’est qu’après une génération de dissimulation qu’on pense redécouvrir ce que chacun criait si haut. L’ignoble zoo humain de l’Exposition Universelle, combattu par les quelques Surréalistes et le jeune PCF appartient pourtant à notre XXème siècle. Des Lumières à Anatole France, en passant par les anticolonialismes socialistes et syndicaux (il y avait aussi un colonialisme de gauche), les exemples abondent longtemps avant la décolonisation. Il est de bon ton d’affirmer aujourd’hui qu’il est aussi facile d’être anticolonialiste qu’il l’était d’être procolonialiste il y a cent ans. Mais c’est tout à fait inexact dans les deux cas.


C’est en fin de compte l’incertitude, la mobilité et le flou des notions d’Asie et d’Orient qui nous orientent ( !) vers leur nature conflictuelle. On peut qualifier d’agrammaticales les définitions de ce qui se donne comme évident. Un des cinq continents, tout le monde ne sait-il pas de quoi il s’agit ? Le même écart (évidence / indéfinissable) existe aussi pour Europe. Qui est aussi un noyau sociogrammatique en voie de constitution rapide en grand ensemble.


Il sera ici postulé que l’ensemble flou et aléatoire qu’est le sociogramme n’est en rien une simple réserve de représentations, sans structure ni logique. Donc qu’il est cohérent. Cohérent ne signifie pas classé ou homogène. Cohérent signifie que les représentations sont articulées selon certains procédés en nombre limité. Cette exploration est, en ce qui me concerne, en cours. Les exemples présentés ne sont que cela, des exemples, et non une taxinomie dogmatique et intangible.


La cohérence est double : parce que l’aléatoire n’est pas l’arbitraire. Et aussi parce que la combinaison des représentations partielles a autant de sens que les représentations elles-mêmes. Il le faut, sinon elles ne joueraient pas leur rôle, tant elles sont utilisées dans d’autres combinaisons. Sans avoir fait le relevé complet, j’ai le sentiment que le sociogramme d’Arabe et celui d’Orient doivent prendre selon les époques des visages très semblables. Faut-il imaginer pour autant qu’Asie / Orient appartiendrait à un grand ensemble encore plus englobant, qui serait, par exemple, Autre ? Non, c’est là justement, me semble-t-il, un effet de la cohérence des relations inter-représentatives et de la nature d’un grand ensemble : cet effet de ressemblance est provoqué par le fait que les représentations partielles du grand ensemble sont noyaux de sous-ensembles, qui appellent donc leur propre cortège de représentations partielles dès qu’ils sont convoquées.


Le sociogramme peut, par définition, être schématisé de différentes façons, puisque le schéma n’est pas le sociogramme, puisque le schéma ne doit pas penser à la place de la méthode, puisque le schéma n’est que la version spatiale d’un phénomène temporel (historique).


On pourrait fort bien imaginer une série de schémas places dans un déroulement temporel, en fonction de l’apparition avérée des représentations partielles, organisée ou non par le noyau. Cela nécessiterait probablement un tel volume que la notion de schéma en sortirait passablement diluée.


On pourrait visualiser un sociogramme sous forme de cartogrammes, puisque le principe fondamental de ce sociogramme est d’être la photographie du regard de l’Occident sur un Orient par lui défini. L’Asie géographie apparaîtrait en fonction des territoires concernés par les représentations partielles. Tel pays serait absent; tel autre présent, les pays présents étant d’une taille correspondant à l’importance des mentions relevées. A priori, on arrivera à une conclusion semblable qu’avec le schéma standard ci-dessous, à savoir que la nature globalisante et hégémonique du sociogramme tend à diffuser l’ensemble des représentations partielles sur l’ensemble du territoire représenté. Autrement dit, que, même si Danger a d’abord été élaboré à propos de la Perse et Copie à propos du Japon, Danger et Copie finissent toutes deux par devenir opératoires pour représenter les deux pays et toute l’Asie.


Le schéma standard (qui n’est qu’un schéma, je ne le répéterai jamais assez) est standard car il se plie aux exigences de l’historicité. C’est donc d’ici-maintenant que la réflexion doit se développer. 1453, 1945 et 2005 ont tous les trois une histoire qui commence en 2005. Parce que nous les considérons d’aujourd’hui, évidence dont il faut supporter les conséquences. Non pour se dispenser de l’effort d’objectivisation des phénomènes passés, mais pour tenir compte de la reconfiguration infinie dont ils ont été les objets, c’est-à-dire de l’histoire des réseaux de représentations dont ils ont fait l’objet ou dont ils ont été partie prenante ou qu’ils ont initiés.


Autrement dit, le schéma proposé ci-dessous est celui d’aujourd’hui, fait de couches archéologiques diverses. Il est tout à fait possible de représenter Asie / Orient au moment Bonaparte ou Kipling (ce ne sera pas plus ou moins logocentriste de le nommer Hiroshima ou Mao, puisque la référence reste Ici / Maintenant), mais le schéma du moment Bonaparte ne pourra être que second, et lu avec/après celui-ci. L’un sera le fragile garant d’historicité de l’autre. A mes yeux, toute proposition de schéma d’un moment Kipling devra être précédée d’une proposition de schéma 2005 (et ce même si le sociogramme est éteint : si son conflit nucléaire est éteint).


J’émets donc l’hypothèse que les représentations partielles qui se présentent en couple (à un moment M) sont déjà des noyaux constitués d’autres sociogrammes. A condition que ce couple soit conflictuel et non figé dans une simple antithèse. Ainsi Barbarie / Civilisation, le premier en date historiquement, la couche archéologique la plus ancienne en même temps qu’une représentation toujours renouvelée (l’opposition Barbarie / Civilisation chez George Bush, chez qui, ce n’est guère surprenant, elle n’est que l’antithétique version de Bien et Mal. S’il avait lu La Sainte Famille, il aurait su qu’elle s’alignait sur Riche et Pauvre, livrant ainsi la clé de la Barbarie version Washington. Ou, si l’on veut, la barbarie c’est les autres). Barbarie et Civilisation sont bien un couple conflictuel mouvant, dans la mesure où non seulement les personnes ou les peuples visés changent, mais où les deux mots peuvent être utilisés en oxymoron ou même en emplois inversés. Mais surtout parce que, selon les discours ou les besoins, la Chine, par exemple, peut se trouver aussi bien modèle de Civilisation que parangon de Barbarie. Y compris dans le même discours, pour se lamenter sur la barbarie dans laquelle cette vieille civilisation est tombée (genre 55 Jours de Pékin). Aucun discours n’est exempt du risque de se contredire, mais le conflit général des représentations partielles n’est le fait d’une incohérence, il est le fait des relations dans un ensemble. De Marco Polo à Peyrefitte, en passant par Voltaire ou Chris Marker, ou tout simplement en suivant l’image de Mao dans la presse française, on pourrait dessiner un oscilloscope des représentations ou une courbe isométrique en prenant comme référence une représentation isolée, comme Civilisation, et repérer ainsi les blocs d’utilisation.


(Re)-levons une fois encore l’objection traditionnelle : il serait scandaleux de mettre dans le même sac le respectueux Ricci et le plus que négligeant Peyrefitte. Si la sociocritique mettait dans le même sac celui qui a consacré sa vie à comprendre (au profit d’un appareil idéologique qu’on a toutefois le droit de dénoncer) et celui qui s’est autorisé à vaticiner sur la Chine après un séjour de trois semaines, il y aurait effectivement un problème. Mais la sociocritique, dans ce cas, s’intéresse aux représentations et à elles seules, si je puis dire. Répétons donc qu’il ne s’agit pas, à ce stade au moins, des opinions ou analyses de tel ou tel, mais d’une recherche médiatique sur les représentations. Il n’y a pas de scandale à rapprocher Diderot de Gobineau, parce qu’une représentation n’est pas scandaleuse en soi. Elle est.


Nous rejetons par avance tout syllogisme fabriqué à partir de nos références et de nos citations ; type Diderot parle du despotisme; Gobineau parle du despotisme, donc Diderot = Gobineau. Les rapprocher, ce n’est pas les mettre dans le méme sac, c’est pratiquer l’opération de réduction qui mène à l’isolement d’une représentation partielle. Si ce rapprochement, par la suite, opéré avec toutes les précautions historiques d’usage, provoque ensuite des collisions étonnantes, cela ne pourra que profiter à l’analyse. Avec toutes les précautions historiques, je le répète : on peut faire dire n’importe quoi à l’utilisation du mot race, par Bondon ou Michaux. On ne peut pourtant pas faire comme s’ils ne l’avaient pas employé.


Proposition de schéma


Caractéristiques des représentations

Partialité : chaque représentation ne peut être que partielle, car une représentation unique serait contradictoire dans les termes : elle ne sélectionnerait plus, elle serait présentation. Ainsi Universel ne peut-il être pris au sens strict, car il annulerait du coup son objet même (ce que l’Orient peut avoir de spécifique). Le couple Universel / Particulier est donc organique. Universel ne peut exister que si existe Particulier

Conflictualité : toute relation est double, car systématiquement conflictuelle. Parce qu’il entre dans la nature de toute représentation d’être sélection. Cette sélection n’a pu se faire que sur la base d’un conflit. La présentation non conflictuelle, même si elle accède au degré de représentation, n’est qu’opinion. Pour ce faire, les relations entre représentations doivent aussi être conflictuelles.

Universalité : toute représentation est susceptible d’entretenir tout type de représentation avec toute autre, quel que soit le régime de signe ou de support.

Multiplicité : en termes deleuziens, et pour souligner l’absence d’unité de nature ou de mesure entre représentations, on pourrait dire qu’il n’y a pas d’Asie, ni même des Asies, mais de l’Asie.

Hétérogénéité : les représentations partielles n’obéissent à aucune règle d’homogénéité ou d’égalité. Le schéma peut être très trompeur à ce propos, puisque la typographie fait croire à des éléments de base de nature unique. La mobilité inhérente à la conflictualité distribue les représentations dans une œuvre donnée de façon toujours différente.

Historique : évidence ? Si tel est le cas, tant mieux. Mais il s’agit non seulement de rejeter tout en soi de la représentation, mais aussi de dater les réflexions. Race n’a pas le même air, ni le même éclat chez Voltaire ou chez Le Pen (la caricature est volontaire). De même les évidences ont leur histoire. Balzac notait à propos des Chinois: « Selon moi, le génie de ce peuple devait le porter à ne représenter que ce qu’il voyait, et tel qu’il le voyait, car le défaut de perspective est sans doute le résultat de la constitution de l’œil. » Positivisme logocentriste avant la lettre, certes, mais réelle tentative de comprendre une spécificité. Que dire alors de BH Levy, utilisant la même représentation, dont on sait ce qu’elle charrie de logocentrisme, affirme péremptoirement que le bâtiment de la kommandantur japonaise qui a été construit au centre de Séoul, il y a de cela cent ans, l’a été pour défigurer la perspective du palais royal. Balzac avait au moins l’intuition de l’absence (encore une représentation = Incomplétude) de perspective. Avec une formule quasi identique, Balzac essaie d’expliquer la différence de l’Asie par elle-même, BHL se contente de l’établir par rapport à nous. On l’a compris, une représentation ne vaut qu’à un moment M, dans son ensemble E.


Types de Relations

Constitutive ou permanente: relation fondamentale, toujours active, sans laquelle l’ensemble n’existerait pas. Nous / Eux avec Orient.

Nécessaire: relation constitutive qui n’est pas toujours manifeste, si une autre du même type est active. Danger, Foule, Sagesse, Avant ne sont pas toujours présentes, mais une ou plusieurs d’entre elles le sont toujours.

Organique: un couple qui ne peut exister que comme couple ou noyau, tel Universel / Particulier. Tout discours a toujours besoin des deux à la fois pour fonctionner.

Associée: un couple qui induit l’autre parce qu’il forme ailleurs un noyau, produit de l’histoire. Barbarie / Civilisation. Naturellement, aucun des deux termes n’a plus de sens sans l’autre, mais un discours donné n’a pas besoin des deux pour fonctionner. (Dans un ensemble, les relations ne sont pas souvent organiques ou associées, dans un grand ensemble, elles le sont presque toujours)

Induite: une représentation qui découle d’une autre, généralement constitutive, dont elle peut être une métaphore. Animalité pour Danger, pour Barbarie, pour Avant ou pour Autre. Animalité ne fonctionne pas en soi. Mais la métaphore vit sa propre vie.

Simultanée: deux représentations liées par ce qu’elles présentent et dont les relations varient, y compris dans le même discours. Peuple et Prolétariat. Prolétariat peut être synonyme, synecdoque, précision de Peuple. Il peut être Plebs par rapport à Populus, et joue dans ce cas avec lui le rôle de noyau. Il ne s’agit pas de relation de synonymie (qui vaudrait dans un champ sémantique, ce que n’est pas le sociogramme)

Co-efficiente: une représentation sert de superlatif à une autre, l’aide à se mettre en place. Elle lui est une sorte d’argument d’autorité. Révolution et Peuple. (Si cela n’était compris, je précise ici que les exemples cités n’épuisent évidemment pas les relations dans lesquelles elles sont impliquées)

Modalisante ou transversale: très semblable à la précédente, cette relation a pourtant une valeur discursive très particulière. Elle apparaît dans les schémas sous forme d’une représentation, car elle est à la fois représentation et relation entre représentations. Avant ou Incomplétude. Il n’existe pas (cette relation est donc aussi constitutive) de discours sur Asie / Orient qui ne nous explique que l’Asie-Chine, par exemple n’est pas encore, n’est plus, découvre, ignore, devient (démocratique, industrielle), c’est-à-dire ne place l’objet du discours quel qu’il soit que sur un axe de réalisation ou de complétion dont je-ici-maintenant est la référence. Les penseurs modernes la pratiquent sous la forme déjà, qui situe ici-maintenant en situation de retard ou dépassement, c’est à dire toujours sur le même axe dans ce cas, c’est la même représentation, débarrassée de Enfant et de Barbare, mais qui réactualise celle de Danger (cf le vocabulaire et la grammaire accompagnant l’invasion des textiles chinois). Une représentation comme Incomplétude peut s’associer à n’importe quelle autre représentation pour en décupler l’effet. Elle peut surtout servir à intégrer toute représentation partielle à ce sociogramme. Tout sujet abordé sous le biais modal du ne que, ne pas, ne plus, surtout s’il rejoint Avant / Après, avec pas encore, déjà, ne plus (et toutes les formes du futur, type Quand la Chine s’éveillera), est susceptible d’être plus facilement intégré au sociogramme. En biologie, ce serait un enzyme.

Coalescente ou Synecdotique: Représentation d’une représentation par une autre, apparemment moins large. Paris et la France. Représentations que la pratique et l’économie discursives se manifestent sous la forme d’une seule. Animalité est généralement métaphore de Danger (elle peut l’être de Sexe): la représentation ne prend pas forme de manière volontaire. Elle peut s’utiliser de façon volontaire. Utiliser Animalité ou Foule, voire même Danger peut heurter un esprit moderne. S’utilisent alors le désincarné Pluriel ou le plus impersonnel encore Incomplétude.

Concomitante: Se dit de représentations dont l’une sert de prétexte à l’autre, tout en continuant à fonctionner: Moi je, par exemple, dans notre schéma, c’est-à-dire le véritable objet du discours. Encore une fois, parler de l’Asie pour parler de soi (une banalité) convoque peut-être d’autres représentations (Moi, Gloire, Aveu, Vérité), mais ne change strictement rien à l’ensemble Asie-Orient. Au contraire, ce type de discours charrie plutôt les usages les moins originaux de nos représentations.

Exclusive ou incompatible : puisque toutes les autres relations sont d’inclusion, on pourrait postuler de façon darwinienne qu’il doit bien exister une relation d’exclusion. Après mûre analyse d’exemples tentants, nous n’en avons retenu aucun. Ce qui devrait confirmer empiriquement ce que les notions de flou et d’aléatoire appelaient: à savoir qu’aucune forme et aucune logique (représentatives et relationnelles) ne sont a priori à exclure.

Analogique: se dit des représentations nées ensembles, sous forme de couple. Attention, ce couple ne formait pas nécessairement un duo conflictuel. Ainsi Civilisation / Barbarie, nées chez les Grecs, pour qui la chose était claire, manichéennement claire.

Isochrone: se dit de représentations nées à la même époque (donc pour les mêmes raisons), puis dotées d’une existence jumelle. Elles sont par nature organiques. Ainsi Barbarie et Foule. La menace perse sur la Grèce est d’emblée pensée en termes de déferlement. Depuis, de hordes en invasions, de fanatiques en invasion de tissus chinois, le Pluriel sera de mise. L’isochronie est une référence, pas une réalité formelle, car deux représentations ne peuvent avoir la même histoire (il n’y en aurait qu’une).

Anamorphiques: la représentation déformée d’une autre représentation peut-être à la fois celle-ci et une autre. Peuple et Prolétaire.

Anastrophiques: se dit du renversement étonnant des termes d’une représentation pour en bâtir une autre. Civilisation et Barbarie. Chine et Japon sont les objets de ces renversements au gré de ce nous décidons qu’ils sont, je l’ai déjà dit. Mais le phénomène est beaucoup plus profond. « Nous avons été des Barbares », note Monatte. Mandat-Grancey va encore plus loin dans le paradoxe: « L’Afrique a résisté à trois siècles de traite des esclaves : elle ne résistera pas à cinquante ans de civilisation. » Les Lumières l’avaient dit. La dialectique de la civilisation et de la barbarie va jusqu’au renversement complet.


Je précise ici ce qui est pour moi une évidence, à savoir que les représentations ne sont pas les textes, et que ceux-ci mettent en mots de multiples représentations selon des procédures propres. La simplification que recherche l’analyse n’implique pas une simplification des objets embrassés par l’analyse. Le plus bref des messages peut charrier la quasi totalité des représentations partielles du sociogramme. Ainsi ce titre récent « Quand la Chine baisera » que Libération a cru humoristique d’imprimer. Déplions : Peuple qui ne baise pas, barbare de mœurs, dans un état antérieur de civilisation, incomplétude d’une société pré-sexe (donc enfant), mais qu’on ne peut justement évoquer sans évoquer le sexe, qui un jour nous copiera sur cette voie où nous sommes, ici, encore des modèles. Cet ensemble représentatif étant utilisé de façon figée, que faudrait-il pour qu’un tel titre ne soit pas raciste ? Que les 1.300.000.000 Chinois soient nés dans les choux. Est-ce une hypothèse plausible ?


En quoi, peut-on se demander pour conclure, Asie / Orient est-il bien un sociogramme englobant, un grand ensemble organisateur ? Nous n’avons fait jusqu’ici que le postuler. La recherche va devoir le montrer. L’hypothèse de travail est la suivante : Tout discours, tout œuvre, tout article, tout tableau évoquant un pays d’Asie ou un problème situé dans ce pays se réfère au grand ensemble Asie / Orient, et en fait fonctionner les représentations, même si ce n’est en rien son objet.

On en trouve une preuve formelle lorsque l’évocation du pays envisagé ne déclenche aucune image particulière ou surtout aucune représentation spécifique ouvrant vers un conflit. C’est le cas de la Corée. Ce n’est faire injure à personne que d’affirmer tranquillement qu’elle reste à peu près inconnue en France. Quelques vagues images, guerre, dictature, football, taekwondo, viande de chien. Elles ne font pas débat, ici, elle ne font pas exister la Corée. Même lors de la guerre de Corée en 1950-1953, alors que les journaux en étaient pleins, les discours qui s’y appliquaient étaient ceux de Guerre froide (beau noyau conflictuel). Il n’y avait pas de différence de nature avec l’époque de la Guerre Russo-japonaise de 1904-1905, époque où on a aussi beaucoup parlé de la Corée (Gaston Leroux et Jack Bondon ont écrit sur elle). Un dessin du Petit Journal montre éloquemment la Russie sous forme d’un champion de boxe tranquille attendant l’assaut d’un petit Japonais ridicule, sous le regard rigolard des grandes puissances. La Corée n’apparaît que mentionnée sur une carte foulée aux pieds par les deux boxeurs.

La question est : Comment se fait-il qu’on puisse quand même parler, parfois abondamment, d’un pays, alors qu’on ne (se) le représente pas ? Comment se fait-il qu’après avoir tant lu on ne (se) le représente toujours pas ? Parce que les discours fonctionnent sur le grand ensemble, parce que les représentations mise en œuvre sont celles du grand ensemble. Forgée pour présenter un pays ou un cas spécifique, elles irradient maintenant l’ensemble. Si et quand besoin est.


La comparaison avec le grand ensemble XIXème siècle est éclairante. Pour des raisons d’historicité, tout événement passé vit « à travers les âges », mais seul le dix-neuvième siècle a produit une dix-neuvièmité toujours à l’œuvre. De la même façon, si certains pays d’Asie ont généré des représentations spécifiques (notre regard sur eux), tous les pays d’Asie sont lus à travers la médiation d’Asie / Orient et son cortège limite de représentations. C’est bien un grand ensemble.


2001

Patrick Maurus


 

1. Préface de Lorient est à l’ouest, Essai sur les Représentations d’Asie/Orient (travail en cours)

2. Extension de la notion sociocritique de « moment ».

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