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  • Jeong Eun-Jin

Entretien avec Im Kwônt’aek et Chông Ilsông, réalisateur et chef opérateur du film Chihwaseon



im kwon taek


Tan’gun : Le prix de la mise en scène qui vous a été décerné au Festival de Cannes cette année a-t-il changé quelque chose pour vous ?

Im : J’espérais depuis longtemps recevoir un prix à Cannes. C’était mon souhait personnel, bien sûr, mais surtout, il faut bien le dire, celui de mes proches. Ils m’ont apporté un tel soutien que je me sentais une responsabilité. Quand j’ai entendu mon nom à la lecture du palmarès, j’ai eu l’impression d’une délivrance. Je me suis dit : « Maintenant, te voici enfin libre ! » Mais vous savez, ça n’a pas duré. Je ne suis pas plus libre qu’avant.


Tan’gun : Votre dernier film, Chihwaseon, est une biographie du peintre coréen Chang Sûng’ôp (1843-1897), alias Owôn. Parlons de ce personnage. D’après le film, il n’écrivait pas de poème sur ses œuvres. La symbiose entre la peinture et la poésie était-elle une pratique systématique de l’époque ? A-t-elle été source d’humiliations pour Owôn qui la récusait ?

Im : La peinture lettrée constituait le courant principal de l’époque, surtout du fait que Kim Chônghûi (1786-1856), qui a vécu un peu avant Owôn. Il fallait que la poésie s’inscrive dans la peinture. Les tableaux qui ne comportaient pas de poème comme ceux d’Owôn n’étaient pas très valorisés. Bien sûr, cela n’a pas empêché Owôn d’être sollicité par les hauts fonctionnaires du fait de son immense talent mais, encore une fois, la peinture lettrée occupait le premier plan. Certaines de ses œuvres contiennent pourtant des textes, mais qui ont été ajoutés ultérieurement par une autre personne. Son amour-propre a dû être constamment blessé par ce principe qui voulait qu’il n’y ait pas de bonne peinture sans poème.


Tan’gun : Pourtant, on voit dans le film qu’il a appris à lire et à écrire. Pourquoi alors ce refus ?

Im : Non seulement il n’ajoutait pas de poèmes à ses œuvres, mais il refusait même de les signer. Une sorte de parti-pris dicté par son orgueil, sans doute.


Tan’gun : Que peut-on dire de l’influence chinoise sur ce peintre ? Certains critiques continuent de lui reprocher de s’être contenté d’imiter les maîtres chinois ?

Im : Mais d’autres, par exemple ceux de la lignée de l’université de Séoul, estiment que s’il s’est inspiré de la peinture chinoise qui avait atteint sa perfection depuis longtemps, il est allé plus loin en y introduisant des éléments propres à la sensibilité coréenne.


Tan’gun : L’imitation est-elle une étape indispensable pour un artiste ?

Im : Elle est inévitable jusqu’à un certain niveau. C’est la même chose pour les cinéastes. Au début, on apprend beaucoup en copiant le travail des autres. Curieusement, les aînés d’Owôn, comme Chông Sôn (1676-1759) ou Kim Hongdo (1745-?), n’ont pas autant de disciples aujourd’hui. Tous grands peintres qu’ils aient été, ils n’ont peut-être pas été sensibles au goût de l’époque. Owôn, lui, vivait de son pinceau. Ce n’était pas un peintre lettré, mais un vrai professionnel, sans pour autant appartenir à l’Office royal de peinture. Il était donc forcément réceptif au goût du public de l’époque. Or il n’a pas copié les « Vrais Paysages » de Chông Sôn.


Tan’gun : Pourriez-vous commenter les particularités qu’implique le fait de filmer des œuvres picturales?

Im : Les dimensions de la peinture orientale sont fondamentalement différentes de celles des œuvres occidentales. Haute ou large, elle rentre mal dans le cadre de la caméra. Si on veut filmer une œuvre dans son intégralité, on est obligé de reculer et l’émotion qui se dégage de la peinture s’affaiblit. J’ai donc préféré les gros plans. Mais les gros plans seuls n’auraient pas eu de sens si on n’avait pas justifié à travers une histoire la nécessité de ces œuvres picturales. En même temps, il fallait aussi des plans d’ensemble pour montrer le dynamisme global de la peinture, sans oublier la beauté du Vide.


Chông : Récemment, certains jeunes m’ont dit qu’ils avaient beaucoup appris à travers le dernier film d’Im Kwônt’aek. Savez-vous qu’il vient de recevoir le titre de docteur honoris causa ? Cela n’est pas donné à n’importe qui. Les films qu’on tourne dans les villes ont des couleurs très différentes de celles des films comme Le Chant de la fidèle Chunhyang ou Chihwaseon, tournés à la campagne. Les spectateurs ne comprennent pas pourquoi. En fait, dans les villes, à cause de la pollution, les pellicules ne rendent pas un résultat optimal. Les images de Chihwaseon ont bénéficié de la pureté de l’air.


Im : Les couleurs sont splendides quand on filme le monde de la peinture. Mais en même temps, je voulais une tonalité de fond sombre car le film traite d’une époque tragique. J’en ai parlé à Chông Ilsông et il a eu l’idée d’un développement à basse température et à basse vitesse de la pellicule.


Chông : C’est une technique qui permet de diminuer les contrastes entre les couleurs.


Im : Même dans notre milieu, on ne comprend pas très bien comment il fait !


Chông : Les gens de la société en charge de développement ont accepté d’employer cette technique spécifique, longue et laborieuse, et du coup, de réduire leur bénéfice. Ils se sont donné beaucoup de mal pour nous.


Im : Cela vous explique pourquoi je vous ai dit tout à l’heure que le prix de Cannes m’avait soulagé d’un poids : tant de gens s’étaient investis dans ce film.


Chông : Ils se sentent très fiers de cette récompense internationale.


Tan’gun : A Cannes, ceux qui avaient vu le film vous ont souvent dit que les paysages étaient magnifiques et faisaient penser à des tableaux. Le fait que ce soit un film sur la peinture a-t-il été pour vous une source d’inspiration particulière ?

Im : Je ne pense pas, car le cadre cinématographique n’a rien à voir avec la dimension de la peinture orientale. Cependant, à force de filmer des œuvres picturales et la vie d’un peintre, j’ai fini par vouloir faire de mon film une sorte de grande peinture, une œuvre coréenne. Bien sûr, la beauté des paysages est l’œuvre de mon talentueux preneur de vue, Chông Ilsông, mais je voudrais que le film soit vu dans son ensemble sans être disséqué par plans courts.


Tan’gun : En voyant la vitesse avec laquelle une ville comme Séoul se transforme sans cesse, on peut se demander si vous n’avez pas voulu graver sur la pellicule les belles images d’une Corée qui bientôt risque de n’être plus qu’un souvenir.

Im : Sans doute. Mais vous savez, ces paysages ne sont pas vraiment menacés de disparition. Simplement, les gens ne les voient plus, alors que nous nous efforçons de concentrer et de faire voir cette beauté par le truchement de la caméra.


Tan’gun : Une autre caractéristique de ce film, comme d’ailleurs de toutes vos réalisations, c’est la force narrative. Les spectateurs ne voient pas le temps passer. Pensez-vous que c’est une valeur que les jeunes cinéastes coréens privilégient aujourd’hui encore ?

Im : Je ne sais pas quelles sont les valeurs privilégiées par les jeunes cinéastes. Mais je voudrais dire que la vie d’Owôn telle qu’on la voit dans le film n’est pas une vie particulièrement passionnante. Ce sont plutôt des situations que n’importe quel peintre peut rencontrer au cours de sa vie. Son histoire en elle-même aurait pu donner un film ennuyeux. Ma préoccupation était donc de donner une force à cette vie presque banale. C’est sans doute cet effort qui donne aux spectateurs une impression de dynamisme. Je ne sais pas si les jeunes cinéastes savent faire ce genre de choses. Cela demande beaucoup d’expérience. Pas seulement chez le réalisateur, mais aussi de la part de toute une équipe expérimentée.


Chông : Moi, je ne fais que suivre l’idée du metteur en scène, et Im Kwônt’aek est capable de doter une histoire simple d’une certaine éloquence. Chaque scène est bien sûr importante, mais le rythme de l’ensemble du film est une chose primordiale et difficile à créer.


Tan’gun : Vous dites souvent que Mandala (1981) est votre premier film «présentable». Pourquoi cela ?

Im : Je n’ai fait que des navets jusqu’au début des années 70. Ensuite, j’ai tenté de nouvelles expériences et au bout de dix ans, j’étais complètement débarrassé de l’obsession du succès. J’en suis même arrivé à faire des films que personne ne regardait! C’est vers 1980 que j’ai réussi à harmoniser les différents facteurs et à me sentir plus à l’aise en faisant des films.


Tan’gun : Est-ce que faire un film aujourd’hui en Corée est différent de ce que c’était dans les années 80 ?

Im : Énormément et ce sur tous les plans, c’est-à-dire économique, matériel, technique. Les professionnels sont incomparablement plus qualifiés qu’avant. On compte aujourd’hui 36 ou 38 universités où l’on enseigne l’art cinématographique. Il y a même un lycée qui a un cursus spécifique.


Chông : Il fut insister aussi sur la liberté qu’ont à présent les réalisateurs pour choisir les sujets et s’exprimer. C’est un énorme progrès.


Im : On a toujours dit que le paradis pour le cinéma coréen, c’étaient les années 60, mais je pense que le véritable paradis, c’est maintenant. Dans les années 70 et 80, la censure était très sévère. Un changement politique ne rend pas les gens libres tout de suite. Cela faisait si longtemps qu’ils étaient opprimés qu’ils avaient intériorisé cette oppression ; ils ne pouvaient pas changer du jour au lendemain. Ils apprennent petit à petit la liberté. Je pense qu’on en est à ce stade là.


Tan’gun : Cela veut-il dire que l’âge d’or du cinéma coréen est devant nous ?

Im : Pourquoi pas ? Mais ce que je voulais surtout dire, c’est que les conditions sont bonnes. Techniquement, le cinéma coréen a presque atteint le niveau international. Le grand problème, c’est que les investisseurs d’aujourd’hui n’ont pas l’amour du cinéma. Par conséquent, ils n’investissent que dans des films qui leur rapportent de l’argent. Ils ne s’intéressent pas du tout aux films d’art. Ce qui les motive, ce sont les stars et les sujets grand public. C’est même un peu inquiétant, car ce sont des gens qui prendront rapidement leurs distances si le cinéma marche moins bien.


Chông : Les gens de cinéma de notre génération disent que les meilleurs films sont ceux des années 60. On ne peut cependant pas dire que ces films étaient d’une qualité supérieure. C’était sans doute davantage un cinéma d’auteurs, mais cela ne suffit pas à faire un bon film. Les conditions de la production sont nettement meilleures aujourd’hui. Mais ce qu’on doit reconnaître aux cinéastes de cette époque, c’est que malgré la situation politique et sociale difficile, ils ont su préserver et transmettre une logique artistique. Il y avait alors des producteurs qui avaient un véritable amour pour le cinéma et qui ne produisaient pas que pour l’argent. Aujourd’hui, il n’y a plus de producteurs, il n’y a que des investisseurs. Il n’y a plus de producteurs au sens traditionnel. De nos jours, si un film sur la mafia marche bien, tout le monde investit pour faire d’autres films du même genre. Quand on les accuse d’être des épiciers, les investisseurs montrent du doigt les réalisateurs. Ils devraient pourtant savoir qu’il est possible de faire des succès avec des films de qualité.


Propos recueillis à Séoul, le 24 juillet 2002

Par Jeong Eun-Jin pour la Revue Tangun

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