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  • Jeong Eun-Jin

Faut-il chasser le naturel ?


Considérations sur la traduction en français de la littérature coréenne


On compte aujourd’hui en France plus de cent titres traduits de la littérature coréenne ou, pour être plus précis, de la littérature sud-coréenne, publiés ces dix dernières années pour plus de la moitié d’entre eux. Ce chiffre peut sembler honorable par rapport à la moyenne des littératures asiatiques ou médiocre comparé aux trois centaines d’ouvrages japonais ou rapporté au total des traductions éditées en France.


Mais plus que les données chiffrées, deux constats nous paraissent exprimer la réalité de la littérature coréenne en France. D’abord celle-ci peine à se faire une place sur le marché français : les éditeurs, les libraires et le public ne le distinguent pas toujours bien des littératures de proximité géographique et culturelle, chinoise et japonaise en général. Ensuite, cette présence est caractérisée par une forte participation des acteurs coréens, tels que subventionneurs et traducteurs.


Edward Said dénonçait dans L’Orientalisme l’attitude occidentale consistant à s’approprier l’Orient sans essayer de la connaître. Cette observation trouve une illustration flagrante dans la situation actuelle en France de la littérature coréenne ou de la Corée de façon générale. Le pays est en effet étrangement absent d’un paysage français où abondent les représentations japonaises et chinoises et, quand il est mentionné, c’est soit pour un nombre limité de sujets tels que les relations avec la Corée du Nord, soit accessoirement et fugitivement à l’occasion de considérations générales sur la zone.

Pour revenir à la question littéraire, les lecteurs français lisent la littérature coréenne en s’appuyant largement sur leur « acquis », sans doute déjà problématique, en matière de littérature chinoise ou japonaise. Quand elle n’est pas appréhendée comme faisant partie d’un ensemble de littératures asiatiques, elle l’est par rapport à la littérature chinoise ou japonaise, et non d’une manière autonome et à sa juste valeur. Dans les librairies parisiennes, les quelques livres coréens sont rarement dans un rayon étiqueté « littérature coréenne », mais au mieux « littérature asiatique », voire « littérature d’Asie du Sud-Est », quand ce n’est pas carrément « littérature chinoise ». Parfois la stratégie éditoriale suscite cet amalgame en affichant sur la couverture d’un « roman » coréen le dessin d’un peintre lui aussi coréen, mais montrant une femme… en kimono. C’est pourquoi malgré la centaine de titres parus en France à ce jour, les lettres coréennes ne « profitent » pas d’un phénomène de mode analogue à celui qui fait bénéficier tout article culturel estampillé japonais d’un a priori favorable de la critique et du public


S’il est vrai que la dernière décennie a été marquée par un dynamisme certain de la littérature coréenne en France, l’impulsion vient en partie des Coréens eux-mêmes, soucieux de la voir lue à travers le monde et d’avoir des écrivains nationaux mondialement connus. Ainsi sont-ils amenés à s’intéresser à la question de la traduction.

Grands « consommateurs » de la littérature occidentale, les Coréens traduisent beaucoup depuis un siècle. Leur désir d’atteindre l’universalité est aussi ancien et on peut citer entre autres exemples les tentatives d’écrivains sous l’occupation japonaise, au début du siècle dernier, pour traduire leurs œuvres en espéranto et même pour écrire en espéranto Depuis près de vingt ans, la mondialisation » de la littérature nationale fait l’objet de débats parmi les intellectuels ; de leur côté, les autorités coréennes ont défini une véritable politique destinée à faire connaître à l’étranger la littérature nationale. Les discussions sont souvent centrées sur la question de savoir si dans le choix des œuvres à traduire en langues étrangères, il faut privilégier la sensibilité coréenne ou au contraire une certaine universalité. La fondation Daesan et l’Institut pour la traduction de la littérature coréenne subventionnent une grande partie des œuvres coréennes qui paraissent en France et un aperçu sur les documents publiés par ces deux organismes coréens peut nous donner une idée plus précise de leur approche. Chacun propose une liste d’œuvres à traduire en priorité et en 2001, un sondage a été réalisé auprès des lecteurs coréens pour aider à l’établir. De façon générale, pour la forme, les textes longs sont recommandés en priorité aux traducteurs et pour le contenu, les textes faisant preuve de « sensibilité littéraire coréenne et d’universalité ». Par ailleurs, ces deux organismes préconisent une co-traduction, à savoir une collaboration entre un traducteur coréen et un traducteur français. Faute de voir plus de traducteurs étrangers s’intéresser aux œuvres coréennes, ils s’efforcent de former des traducteurs coréens et encouragent les études sur la traduction. Plutôt qu’à des textes à caractère critique, celles-ci ressemblent souvent à des manuels de traduction donnant aux traducteurs des explications grammaticales et lexicales. L’intervention de ces acteurs coréens permet de comprendre certains phénomènes comme, par exemple, le nombre relativement important de recueils de poèmes traduits en français, qui, plus que la demande française, reflète sans doute une réalité en Corée où la poésie a depuis toujours été un vecteur politique et social et jouit d’une grande popularité auprès d’un large public. Partant de ces quelques constats, la présente étude consacrée à la traduction en français de la littérature coréenne nous permettra d’observer certaines caractéristiques originales de la réalisation des traductions-livres et de mettre en cause certaines grandes idées reçues à la lumière d’une série de remarques sur la traduction coréenne. Plus concrètement, nous nous arrêterons sur trois termes fréquents dans les discours sur la traduction, à savoir « roman », universalité » et « naturel », que nous jugeons problématiques. L’ambition de ce genre de réflexion est, bien entendu, de contribuer au travail du traducteur et à l’approche de la littérature coréenne par le lecteur français, à travers une critique de la traduction, qui sera potentiellement une « critique productive », comme le dit Antoine Berman, autrement dit permettant une meilleure traduction. Mais cette phase de critique productive devra faire l’objet d’une autre ou plutôt de plusieurs autres études.

La traduction est au centre de nos réflexions – « la réflexion sur la traduction est devenue une nécessité interne de la traduction elle-même (..) » – qui ne se limiteront pas pour autant à la traduction du texte, mais qui s’étendront au paratexte et au discours sur la traduction. La réflexion sur la traduction-texte et non la traduction-langue nécessite par ailleurs un détour par les caractéristiques générales de la littérature qu’on traduit, car ce n’est qu’une traduisant le texte dans son contexte que le traducteur peut faire renaître une œuvre à une seconde vie et contribuer à faire connaître cette littérature au public étranger. Le traducteur peut initier un lecteur français à cette littérature s’il se montre capable de faire apparaître ses spécificités. C’est ce souci qui guide nos réflexions, avec le risque de paraître vouloir aborder de trop vastes champs en si peu de pages.


Le sosôl n’est pas un roman

Il est peu satisfaisant de traduire sosôl par roman, comme cela se fait presque systématiquement. Cette transposition devait appeler une mise au point ou au moins une réflexion. Un simple nom générique peut prédéfinir la réception de façon imperceptible : le lecteur français s’attend, de fait de cette précision sur la couverture d’un livre coréen, à quelque chose qu’il ne trouvera pas forcément dans sa lecture et il risque de s’égarer dans des commentaires comparatifs qui n’ont pas forcément lieu d’être entre des éléments en fait différents de nature.

Qu’est-ce qu’un sosôl ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un roman ? Vaste question qui a amené autant de réponses que d’intervenants selon les époques ; en faire la recension dépasse l’objet et les moyens de ce modeste article. Mais il y a ce que les Français supposent en entendant ce mot sans avoir à le définir et ce qui est ainsi supposé ne correspond pas tout à fait à ce que les Coréens supposent en entendant le mot sosôl, sans avoir à le définir.

Celui-ci couvre une réalité assez vaste et, de par la caractéristique de langue coréenne, il se combine avec d’autres mots pour désigner ses diverses sous-catégories : selon la longueur – changp’yôn sosôl (prose longue), chungp’yôn sosôl (prose moyenne), tanp’yôn sosôl (prose courte) – et selon la période – kojôn sosôl (la dynastie Chosôn), shin sosôl (l’époque de l’ouverture du pays, le premier du genre étant de 1906), hyôndae sosôl (l’époque contemporaine, généralement à partir de la fin de la colonisation par le Japon en 1945), ainsi de suite.

Pour traduire sosôl, le terme « fiction » serait plus adéquat, sans pour autant être irréprochable, car le sosôl est une notion touchant au genre littéraire, plus ou moins précise selon l’époque, en tout cas plus qu’une simple marque de « fictionnalité » de l’histoire racontée.


A défaut d’en donner une définition rigoureuse, le critique littéraire coréen Cho Tong’il pose des questions fécondes sur ce genre littéraire. L’entreprise de l’auteur de la célèbre Histoire générale de la littérature coréenne est intéressante dans la mesure où il est un des rares à tenter de retracer l’histoire du sosôl de son origine aux temps modernes en suivant son évolution. La pratique la plus répandue consiste en effet à diviser le genre par période, à expliquer le kojôn sosôl, de l’époque Chosôn, comme un phénomène autonome, une entité littéraire en soi, et le shin sosôl comme un effet de l’influence de la culture occidentale à l’aube du XXème siècle. Les œuvres contemporaines sont rarement expliquées dans le fil du kojôn sosôl.

C’est surtout dans son ouvrage intitulé La Théorie de la fiction moderne, que Cho Tong’il explique sa position. S’il tend à montrer ce qui dans l’évolution du sosôl marque une continuité, il se refuse à aller chercher son origine dans le plus lointain passé, contrairement à certains de ses confrères qui cherchent à doter ainsi le genre d’une plus grande légitimité. Selon lui, si le mot peut être trouvé dans des documents anciens, il désigne alors des « histoires qu’on raconte dans la rue », très éloignées du sosôl tel qu’on l’entend couramment aujourd’hui. On considère Kûm’o shinhwa (début du XVème siècle) de Kim Shisûp comme le premier sosôl et Hong Kiltong chôn (1608-1613) de Hô Kyun comme le premier sosôl écrit en coréen. Cependant, il faut attendre les XVIIIème et XIXème siècles pour qu’une prise de conscience ait lieu sur le « sosôl comme œuvre qui recherche une vérité morale à travers une histoire fictive et artificielle ».

Selon Cho Tong’il, cette catégorie d’œuvres peut se définir comme la mise en scène d’un affrontement entre le moi et le monde et plus précisément d’une « compétition » entre les deux. Sous la dynastie Chosôn, née en 1392 d’un coup d’État contre le royaume Koryô, le sosôl a été perçu comme un moyen de dénoncer l’injustice sociale. La littérature narrative qui existait déjà sous diverses formes telles que légende ou récit biographique, trouve un nouveau souffle avec le sosôl, véritable genre littéraire doté d’une structure de récit plus complexe permettent l’énoncé d’un rapport au monde plus conflictuel du personnage central. Il faut noter que le sentiment de la nécessité d’une littérature dénonçant l’injustice sociale et permettant de surmonter l’absurdité de ce bas monde a été et reste une constante du paysage littéraire coréen.


Le sosôl trouve son aboutissement sous sa forme courte (généralement moins de 50 pages) tanp’yôn, la nouvelle ou une forme intermédiaire entre la nouvelle et le roman, donc, tels qu’on les conçoit en France. Ceci reste vrai malgré la récente évolution qui voit croître le nombre de proses longues, un peu en réponse aux efforts nationaux pour mieux « exporter » à l’étranger la littérature coréenne. S’il existe aujourd’hui plusieurs voies pour faire ses débuts d’écrivains, le shinch’unmun’ye, « lettres et arts du nouveau printemps », concours annuel organisé par les grands quotidiens, demeure la plus classique et, dans le domaine du sosôl, c’est avec un texte bref qu’on tente sa chance. Bien que cette catégorisation formelle du sosôl en fonction de la longueur soit un fait récent, le texte bref est sans doute celui qui traduit le mieux sa quintessence.

A l’origine d’un sosôl, on trouve souvent un récit biographique ou une légende, récits brefs et souvent transmis oralement. La typologie du sosôl ancien se base sur les thèmes traités et la catégorie la plus prolifique qui était celle du yông’ung sosôl : ce genre mettait en scène un héros (c’est le sens de yong’ung) et son combat contre un destin socialement déterminé. Écrit la plupart du temps en alphabet coréen, créé au XVème siècle, et non en caractère chinois comme tout écrit « sérieux » jusqu’à la fin du XIXème siècle, ce type de sosôl aspirait à atteindre le grand public – la diffusion fut facilitée par la technique de la xylographie, qui permettait la reproduction rapide de nombreux exemplaires – en racontant la vie d’un héros dans sa totalité (d’où de nombreux titres se terminant par chôn, récit d’une vie) en un texte relativement bref. Cette contrainte a contribué à donner au genre les caractéristiques et qualités qui sont les siennes. Furent privilégiées les œuvres « courtes, écrites en coréen, faciles et passionnantes à lire, avec un déroulement rapide des événements ». Cette tradition a survécu et beaucoup de textes brefs mettent en scène, sinon la vie entière, du moins une période relativement longue de la vie d’un personnage. On trouve aussi à l’origine du recours fréquents des œuvres contemporaines à la narration linéaire, aux temps grammaticaux du passé, au point de vue du personnage central, narrateur ou non, ou à la mise en abyme.


L’œuvre ne se réduit pas à l’universalité

L’universalité est un mot qui revient souvent dans les discours coréens traitant des éléments nécessaires à une diffusion mondiale de la littérature coréenne. Or cette notion reste vague et parfois en ambiguë. Premièrement, si l’on admet généralement l’existence de sentiments partagés par l’ensemble du genre humain, ce genre d’analogies thématiques à travers différentes littératures ne prouve rien en soi. Ce n’est pas parce qu’elle parle du statut de la femme en Corée que l’œuvre perd de son caractère universel. Elle peut atteindre à la sympathie, au sens étymologique du terme, universelle à travers son écriture propre. En fait, on devine le problème sous-jacent à la préoccupation qui transparaît dans ces discours. Il s’agit probablement d’échapper à une image de la Corée aussi partielle que partiale, qui se résume trop souvent à quelques thèmes comme la guerre du début des années 50, la division du pays, la dictature militaire, le « miracle économique » des années 70 et 80. Il faudrait en somme sortir de ces représentations stéréotypées qui isoleraient la Corée, en la réduisant à un cliché historique pour guide de voyage, pour la faire accéder au rang d’acteur mondial à part entière. Préoccupation compréhensible donc et non dénuée de fondement, mais qui néglige le fait que le talent de l’auteur peut permettre à l’œuvre littéraire d’atteindre à l’universalité à travers ces thèmes réducteurs.

Deuxièmement, il s’agit plus au fond, dans ce genre de discours, de lisibilité que d’universalité, celle-ci étant alors comprise comme universalité thématique. Or la valeur littéraire d’une œuvre réside beaucoup plus dans la maîtrise de sa forme propre et dans la force, la subtilité psychologique des types humains qu’elle met en scène, dans l’art du conteur que dans une typologie thématique dont l’universalité ne être que sujette à caution. La puissance créatrice de l’auteur est le seul véritable facteur d’universalité.

Privilégier les « sentiments universels » peut se révéler réducteur. Les traducteurs du Chant de la fidèle Ch’unhyang présentent une des œuvres les plus populaires en Corée comme étant avant tout une histoire d’amour :

Le livre ne manquera pas d’évoquer pour le lecteur occidental, tant sont universels les délices et les tourments de l’amour, l’innocence de Paul et Virginie, l’ardeur de Roméo et Juliette ou encore la passion de la justice de Fidelio. Thème populaire par excellence, l’amour inspire l’œuvre tout entière, génère le drame et les péripéties, et fait sourdre aussi cette poésie lyrique qui court de page en page et contribue largement au charme du récit.

Par ailleurs, ils justifient dans l’introduction le choix d’une édition tardive (1870), wanp’an, parmi des dizaines d’autres versions de l’histoire – la première date de 1754 – par le fait qu’en « resserrant l’action sur les amants et leur drame, le texte de 1870 renforce l’unité de l’œuvre Ce choix – respectable d’autant qu’il s’agit d’une des versions les plus populaires – n’est pourtant pas une évidence, dans la mesure où, comme le disent eux-mêmes les traducteurs, « dans d’autres versions antérieures, Ch’unhyang est elle-même davantage traitée comme une kisaeng que comme une jeune fille exemplairement éduquée, Wôlmae (la mère de Ch’unhyang) ne fait pas de rêve prémonitoire, les comparses jouent des rôles plus importants (..), l’intérêt se disperse sur des épisodes secondaires ». Ces « épisodes secondaires » – secondaires dans l’esprit des traducteurs par rapport à l’histoire d’amour qui serait le thème central – contiennent des éléments structurels intéressants et, en les effaçant, l’édition wanp’an réduit considérablement l’intérêt du texte en tant que sosôl. Alors que dans les versions antérieures, l’héroïne lutte, à travers sa fidélité, contre une société qui tend à faire d’elle une kisaeng, la version choisie pour la traduction en français se conforme mieux au code social de l’époque en faisant de Ch’unhyang la fille naturelle d’un aristocrate, ce qui la rend socialement plus digne d’un tel amour.

Avant tout œuvre de divertissement, ce récit n’en exprime pas moins une protestation contre l’injustice sociale. Cette veine réaliste, pimentée par un goût prononcé pour la satire et le surréel, contribue à faire de cet ouvrage une illustration du génie si original de la littérature coréenne.

Présenter l’origine du sosôl à travers le point de vue de Cho Tong’il permet ainsi de mieux faire comprendre certains traits essentiels du genre tel qu’il est pratiqué à l’époque contemporaine. En effet, le rapport à l’histoire – le critique le définit selon la période par sashiljuûi (réalisme) ou isangjuûi (idéalisme) – est une constante dans l’histoire de la littérature coréenne.

Dans la littérature moderne et contemporaine, ce rapport se manifeste d’abord par la prédominance des sujets ayant trait à l’histoire du pays et ensuite, par la croyance largement partagée en l’influence du sosôl, voire de la littérature dans le domaine politique et social. De nos jours, les sujets de sosôl se diversifient inévitablement et cela inquiète les « anciens » qui accusent leurs cadets d’encombrer le sosôl de shinbyônjapki, divers écrits sur les choses de la vie quotidienne. La littérature – la poésie ne fait pas exception – n’est pas encore libérée du poids d’une histoire où la tradition confucéenne a toujours attribué un rôle utilitaire aux lettres.


L’étranger n’est pas naturel

Le « naturel » relève du discours de ceux qui traduisent pour un public au détriment du texte d’origine. Ce mot sert trop souvent de justification à différentes pratiques d’ « annexion », alors que sa réalité est souvent illusoire dans le cas de la traduction en français de la littérature coréenne, vue la distance qui sépare les cultures des deux pays, la tradition réaliste de la littérature coréenne ou son ancrage historique, comme nous l’avons vu plus tôt. Comment ces textes pourraient-ils apparaître comme « naturels » aux yeux des lecteurs français ? Comment ce qui est à ce point « étranger » pourrait-il être ressenti comme « naturel » ? L’illusion du naturel donne naissance à une série de tendances déformantes, détaillées par A. Berman. Du point de vue linguistique – ou plutôt littéral, puisque les problèmes linguistiques ne sont plus uniquement linguistiques dès qu’il s’agit d’un texte littéraire – les difficultés résident souvent dans le vocabulaire et les expressions relevant de la culture coréenne, dans la multiplicité des syntagmes verbaux dans une phrase, l’habitude de répéter, l’abstraction fréquente du sujet et l’absence de marque du genre dans certaines désignations ou pronoms personnels. L’effacement des marques d’originalité culturelle, la destruction des rythmes, la rationalisation et la clarification sont des pratiques courantes. Les onomatopées, source inépuisable de l’imaginaire coréenne, sont par exemple, presque systématiquement gommés.

Notons encore à titre d’exemple ce qu’on peut appeler faute de mieux des écarts dans les images. Comment expliquer ce qui peut être perçu comme une « bizarrerie » : « J’ai mis la table du petit déjeuner dans la chambre » ? Ou encore, faut-il laisser le lecteur visualiser une image qui s’écarte de la réalité quotidienne : « Elle marche en tenant le pan de sa jupe » ? Contourner la réalité par une mutilation, en écrivant « J’ai mis la table du déjeuner » et « Elle marche », serait une déperdition qui s’oppose à notre éthique de traducteur. Obligé de conserver la lettre et saisi de crainte de voir le lecteur français imaginer une image erronée, le traducteur doit-il alors mettre une note pour expliquer qu’il s’agit d’une table basse qu’on prépare dans la cuisine et qu’on introduit ensuite dans la chambre où se prend d’ordinaire le repas, ou que la jupe traditionnelle coréenne est une pièce de tissu qui descend jusqu’aux chevilles, qu’on enroule au niveau de la poitrine et dont les extrémités se superposent dans le dos ? Il est important de poser la question, mais la réponse n’est pas simple, d’autant qu’elle varie souvent selon les textes. Vouloir dissiper à tout pris l’étrangeté de l’image peut relever chez le traducteur d’un zèle excessif. Si ce dernier doit se doter d’un certain nombre de principes de traduction qui constitueront les tables de son éthique professionnelle, la solution retenue doit tenir compte de l’ensemble des réseaux significatifs du texte, car le même phénomène littéral ou la même image n’ont pas toujours la même fonction. Le traducteur doit se garder de la tentation d’un rigorisme qui appauvrirait la diversité du vivant.


Pour finir cet inventaire par trop sommaire des phénomènes résultant de l’illusion du naturel et de la traduction ethnocentrique, il faut parler de la modification du rythme du texte d’origine. Le Chant de la fidèle Ch’unhyang peut servir à nouveau d’exemple. Un des principaux atouts de la version wan’pan choisie par les traducteurs pourrait être une rythmique bien plus marquée que dans les autres versions. Il faut préciser que si le sosôl est un type de littérature narrative écrite, il existait, par ailleurs, surtout au XVIIIème siècle, un métier de conteurs : ils racontaient dans les familles aristocratiques ou dans les rues des histoires apprises par cœur qu’ils agrémentaient souvent de gestes expressifs. Qui plus est, l’édition wan’pan est celle qui se rapproche le plus des versions de p’ansori, sorte d’opéra chanté à une personne et rythmé par un joueur de tambour. C’est aussi une des raisons pour lesquelles elle a joui d’une grande popularité.

Observons d’abord le tout début du texte coréen, transcrit en McCune. L’intonation du texte, dépourvu d’espace et de ponctuation, est signalée par les syllabes soulignées en gras, qui sont des lettres principales par rapport à des suffixes ou des radicaux de verbes :

suk-jong-dae-wang / chûk-ui-ch’o-e / song-dôk-i / nôl-bû-shi-da / sông-ja-sông-son-ûn / kye-gye-sûng-sûng-ha-sa / kûm-gu-ok-ch’ok-ûn / yo-sun-shi-jôl-i-yo / ûi-gwan-mun-mul-ûn / u-t’ang-ûi / pô-gûm-i-ra


Une simple coupure en groupes de sens fait apparaître un rythme plus ou moins régulier : 4-4 (3)-3 (2)-4 (1)-5 (4)-5 (4)-6 (4)-5 (4)-3 (2)-4 (2). Voici maintenant la traduction en français qui ne semble pas rendre cette forte oralité du texte coréen :

Lorsqu’il accéda au trône / le grand roi Soukjong / fut un modèle / de vertu / Il avait des fils et des petits-fils / si bien que sa succession était assurée / On entendait sonner la flûte et le tambour / ainsi qu’au temps béni de Yo et Sun maîtres de la Chine d’antan / et la culture rayonnait / avec le même éclat / que du temps de Wu et de Tang


Par ailleurs, le récit coréen est truffé de citations de poèmes chinois ; alors que celles-ci sont parfaitement intégrées dans le texte déjà très rythmé, la traduction les distingue du reste par des signes typographiques (retrait du texte, blanc entre lignes, police réduite, etc.), ce qui modifie la configuration générale.

Cette question du respect du rythme du texte d’origine est sans doute une des plus difficiles à résoudre pour un traducteur.

Bien que moins apparent, le rythme existe aussi dans les proses contemporaines mais il est souvent sacrifié à la priorité donnée à la transmission du sens. A. Berman a cité la destruction de la ponctuation comme l’exemple le plus fréquent de la déformation du rythme ; les phrases coréennes se trouvent souvent morcelées dans la traduction surtout quand elles contiennent plusieurs syntagmes verbaux. Ce que H. Meschonnic appelle rythme pourrait être repris dans un sens élargi pour la prose et son oralité et pour la configuration particulière du récit, « marque du rapport du sujet au social », et c’est cette configuration qu’il faut traduire.


Conclusion

Les trois mots « roman », « universalité », « naturel », qui ont une forte fréquence dans les discours sur la traduction, notamment en français, de la littérature coréenne, cachent derrière leur apparence anodine un certain nombre de chausse-trappes. Ils dissimulent en effet une réalité très complexe et peuvent donner lieu à des pratiques annexionnistes, gauchisant une œuvre et une littérature pour qu’ils se conforment aux acquis du lecteur de la langue d’arrivée. Le mot « roman », qui reflète mal la nature du sosôl, trahit une attitude de réception littéraire qui, plutôt que de se remettre en cause, s’adonne aux facilités réductrices de l’amalgame ; « l’universalité » est un indice du rôle d’un certain nombre d’acteurs coréens dans le processus de divulgation de la littérature coréenne en France, notamment dans le choix d’œuvres pour la traduction ; et le « naturel » est le cheval de Troie de certaines tendances déformantes courantes chez les traducteurs.

Un rapide survol de l’origine de la fiction coréenne, de son évolution moderne et contemporaine et de ses caractéristiques permet de se convaincre de la particularité de la littérature coréenne : la singularité de sa genèse et de son évolution dans un contexte historique et social très spécifique, notamment par rapport à la littérature occidentale, ainsi que son génie propre dont le genre du sosôl représente une expression parfaite, valent bien qu’on l’accueille et l’analyse avec l’attention due à toute création originale. Attitude qui, si on l’adopte, implique notamment une approche prudente et critique de ces trois termes. Ils nous ont au moins permis d’évoquer, de façon trop brève il est vrai, dans une réflexion allant de l’abstrait au concret, différents problèmes propres à la traduction et à la réception des œuvres coréennes, un champ où beaucoup reste encore à dire et à faire.


Jeong Eun-Jin

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