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  • Henry H. Em

Surmonter la division

Dpuis la division de la Corée en 1945 et l’établissement de deux régimes séparés au Nord et au Sud, il est devenu habituel pour les historiens américains et sud-coréens de considérer la Corée du Nord comme une entité complètement distincte. Conditionnés par les modèles d’analyse datant de la guerre froide, la plupart de ces historiens ne peuvent ou ne veulent écrire sur la Corée du Nord sans la considérer comme l’Autre, et l’historiographie de la Corée est devenue dépendante des variations de la sécurité nationale. [1]


L’état a cherché à contrôler les intellectuels du Sud par une intervention coercitive : la loi de sécurité nationale et la KCIA (Services de renseignements sud-coréens). Dans le même registre, depuis l’époque où les officiers américains ont gouverné la partie sud de la péninsule à travers un Gouvernement Militaire (1945-1952), un lien étroit s’est établi entre l’orientation de la politique étrangère américaine, le gouvernement sud-coréen et la plupart des travaux américains sur la Corée.


Dans cette historiographie, c’est en isolant l’Autre que la plupart des historiens au sud du 38ème parallèle traitaient de la Corée du Nord, la considérant comme une menace effrayante et démoniaque contre la liberté, la rationalité et la bonté humaines. Cette vision, bien sûr, était en partie nécessaire à la la constitution de l’identité propre à la Corée du Sud en tant que nation capable un jour de s’élever au même niveau culturel, politique et économique que les USA, son allié démocratique et « développé ». Depuis les années 80, toutefois, après des décennies de lutte contre les dictatures soutenues par les États-Unis, une nouvelle génération d’historiens nationalistes qui ne considère plus la Nord comme l’Autre est apparue au Sud.


Ils cherchent à se démarquer du rôle géopolitique supposé de la Corée du Sud, celle de bunker résistant à l’extension du communisme. Dans leurs écrits récents, ces historiens ont tenté de « surmonter » la division de la Corée par de nouvelles méthodes narratives – aboutissant à une prolifération de points de vue qui couvrent maintenant toute la gamme idéologique. Leur travail de révision attend encore de produire un impact sur les historiens américains. Ce n’est pas surprenant : les historiens américains qui écrivent sur la Corée ont une attitude désinvolte ou indifférente à l’égard du travail historiographique effectué en Corée, ce qui illustre un type de pouvoir qui doit être combattu.

Je précise que je ne dis pas « les historiens coréens méritent notre attention ». Je dis que ce sera peut-être par un engagement critique avec la récente historiographie sud-coréenne que les historiens aux États-Unis pourront être amenés à reconsidérer et à « dépasser » les récits dominants par lesquels nous savons comment l’histoire coréenne est censée se développer. De même doit-on lire ce nouveau travail historiographique d’un œil critique, car cette historiographique nationaliste sans complexe a aussi une tendance totalisante. L’angle sous lequel j’ai essayé de lire ces textes cherche à reconstituer le concept de nation / race [2] (minjok) , non plus en tant que sujet formé et préexistant, mais comme sujet indéterminé et subversif, qui forme néanmoins le point nodal de l’organisation positive de la société.


Les textes nationalistes postulant un sujet préexistant portent le germe de l’oppression et de la négation des autres identités, articulées sur des populations marginalisées (les résidents chinois, le mouvement féministe). En Corée du Sud, pourtant dans le contexte historique présent, seul le discours nationaliste semble capable de produire des individus orientés vers la praxis, armés de la connaissance d’une nouvelle communauté idéale qui mérite qu’on lutte pour elle. Pour ces raisons, mon choix se porte sur le peuple (minjok), conçu comme démocratique et pluriel, parce que les alternatives vraisemblables sont le chauvinisme ou l’aliénation et la passivité politique.


Il reste à voir si cet angle produira une vision utile de la récente historiographie sud-coréenne. Je commence par comparer les différentes positions prises par les historiens en Corée du Sud.


La question du chuch’e et l’historiographie


Le critère fondamental pour différencier une interprétation est la question du chuch’e (le sujet autonome). Bien sûr, la plus polémique des accusations que se jettent les gouvernements du Nord et du Sud est le manque de chuch’esông. Un régime politique manquant de chuch’esông manque donc de volonté politique autonome ou de subjectivité. Le référent historique consensuel est la dynastie Yi (1392-1910) et sa politique officielle de « servir les Puissants (-isme) » (sadaejuûi), une politique insidieuse qui a produit un langage et une mentalité de dépendance politique à l’égard de la Chine, tels qu’au XIXème siècle la Corée n’a pu résister à la colonisation japonaise.


Des historiens comme Shin Ch’aeho (1880-1936) ont assez tôt compris que l’historiographie confucéenne de la dynastie Yi avait contribué à engendrer une mentalité de servilité chez les Coréens. Le défi de combattre le malaise spirituel et de construire un nouvel esprit d’autonomie (chuch’eûi chôngshin) devait être relevé en rendant véritablement compte des faits historiques. Pour Shin Ch’aeho, cela a signifié toute une vie dévolue à l’étude des origines de la Corée et à la critique continue des conservateurs et des communistes pour leur allégeance, semblable au sadaejuûi, envers des idéologies universelles.


Il n’est pas surprenant alors qu’en essayant de « surmonter » la division de la Corée, une nouvelle génération d’historiens ait ressuscité la problématique centrale de la pensée de Shin Ch’aeho, c’est-à-dire l’opposition entre servilité (sadaejuûi) et autonomie (chuch’e) : elle permet aux historiens sud-coréens d’aborder la question du chuch’esông au Sud (ou plutôt son absence) au sujet de la relation de dépendance envers les États-Unis, sans avoir à parler le langage de la pensée du chuch’e du Nord.


Dans ce contexte, la nouvelle historiographie se demande si ce sont les forces internationales (oeinnon), les forces nationales (naeinnon) ou la combinaison des deux (pokhapron) qui ont déterminé les événements conduisant à la création de deux états séparés et à la guerre de Corée. Comme nous le voyons, la signification de ce débat, plus que de savoir qui doit être blâmé pour la catastrophe nationale qu’a été la guerre, a aussi une portée sur les questions portant sur le caractère de la formation sociale de la Corée du Sud (la nature de la relation entre le Sud et les USA), la légitimité de la direction politique du Nord et la stratégie employée par le mouvement démocratique nationale au Sud.

La première position historiographique peut être décrite comme orthodoxe-internationale. C’est tout simplement l’historiographie officielle sud-coréenne. Ici, la responsabilité de la division du pays et de la guerre incombe entièrement aux ambitions soviétiques en Corée. Faisant écho aux thèses de George Kennan (dans le Long Telegram), Hong Chonghyûk prétendait que la politique soviétique à la fin de la guerre mondiale s’expliquait par le désir du peuple slave de posséder des ports hors zones glacières, et que cette ambition récurrente du Kremlin était liée à son but stratégique de domination mondiale.


Sur une telle base, la bibliographie officielle du Sud prétendait que Kim Ilsông et le Parti des Travailleurs de Corée agissaient comme des marionnettes de la politique expansionniste soviétique, lorsqu’ils ont rejeté les propositions pour créer un gouvernement unifié (en 1946 et 1947) et, à l’instigation de Staline, se sont rendus responsables d’une attaque préméditée contre le Sud en 1950. Il fait noter que la position officielle américaine au sujet du déclenchement de la guerre était aussi que l’Union Soviétique avait ordonné au Nord d’attaquer.


Plus tard, une version plus libérale de cette thèse a cherché à ne pas servir d’excuse au rôle négatif joué par les USA. L’interprétation libérale-internationale a attribué une responsabilité équivalente à la décision initiale des Russes et des Américains de diviser le pays, mais l’accent était mis sur le caractère politique de cet accord pour diviser la Corée à hauteur du 38ème parallèle, servant à établir un modus vivendi politique plus qu’à désarmer les forces japonaises en Corée.


La version critique-nationale s’est développée en réaction contre cette thèse. Bien que n’ignorant pas la situation géopolitique et l’impact de la querelle américano-soviétique sur les affaires coréennes, cette historiographie a mis l’accent sur le développement du mouvement coréen de libération nationale pendant la colonisation japonaise, sur la résurrection politique d’anciens collaborateurs et autres éléments anti-nationaux sous le Gouvernement militaire américain en Corée (USAMGIK), et sur l’exacerbation ultérieure du conflit entre la gauche et la droite.


La visée politique sous-jacente de cette thèse était de replace les Coréens et la subjectivité coréenne au cœur de l’historiographie moderne. Les historiens qui s’identifiaient à cette vision nationale-critique affirmaient qu’en concentrant les recherches sur des documents de politique étrangère américains ou soviétiques, les partisans de la vision libérale-internationale avaient en fait effacé les Coréens de l’histoire coréenne.


En réponse à cette critique, les tenants de la vision libérale-internationale ont réaffirmé le rôle déterminant de l’intervention étrangère, soulignant que le mouvement coréen pour l’indépendance, bien que divisé entre socialistes et nationalistes, avait néanmoins formé un front uni avant la fin du conflit mondial. Ce sont l’effondrement soudain de l’empire japonais et l’occupation de la Corée par les forces soviétiques et américaines qui ont incité les minorités extrémistes de droite et de gauche à prendre le pouvoir et à créer deux états séparés.


En termes de technique narrative, la force du point de vue libéral-international repose sur sa description du peuple coréen comme victime innocente, en d’autres termes, sur une histoire coréenne perçue comme une tragédie. Comme toute autre nation, la société coréenne a connu ses conflits de classes et ses différends politiques mais, comme pour la division et la guerre, le peuple coréen doit être considéré comme une victime prise dans un maelström qu’il n’a pas créé. Bien que Kim Ilsông ait commencé la guerre, il n’a pas pu agir sans le consentement de Staline.


En sous-estimant les aspects révolutionnaires (et contre-révolutionnaires) de la période de la Libération, la logique de la vision libérale poussée à son extrême voit la Guerre de Corée (et les deux guerres précédentes : la première guerre sino-japonaise de 1894 et la guerre russo-japonaise de 1905) comme un conflit international déterminé par la position stratégique de la Corée comme nœud de l’Asie de l’Est. La géographie prédestinait la Corée à la tragédie.


La vision nationale-critique, de son côté, rejette cette vision de l’histoire qui considère la division de la Corée comme une fatalité géopolitique et souligne au contraire le rôle des partisans. Renforçant, et renforcés par les luttes dirigées par les étudiants pour la démocratie et la justice économique dès les années 70, puis par le mouvement démocratique de masse qui ré-émerge au début des années 80, les tenants de l’historiographie nationale-critique ont pris la direction de la lutte pour reprendre ce qui avait été le domaine de l’idéologie d’État, c’est-à-dire pour concurrencer sa prétention hégémonique sur le discours nationaliste, en dénonçant la complicité des classes dirigeantes sud-coréennes dans les événements ayant conduit à la création de deux états et à la guerre de Corée.


Pour replacer les Coréens et la subjectivité coréenne au cœur de l’histoire moderne, l’historiographie nationale-critique a décrit le conflit entre la gauche et la droite comme la force motrice de l’après-Libération et a pris position en faveur de la gauche ou du minjung (peuple opprimé [3]). Mais, comme elle devait défier l’État, l’historiographie nationale-critique s’est trop souvent simplement contentée de répéter les arguments utilisés par l’ancienne gauche ou les interminables débats à propos des erreurs de l’ancienne gauche. Ainsi, l’historiographie nationale-critique a minimisé le rôle interventionniste de l’USAMGIK dans la politique coréenne. Tel était le prix du recentrage de la subjectivité coréenne.


Par contraste, les chercheurs comme Ch’oe Changjip, personnage-clé de la théorie pokhapron, ont un point de vue que l’on pourrait qualifier d’interactif-critique Ils affirment qu’un clivage politique particulier à un moment donné dans la Corée de l’après-Libération était déterminé par un contexte international nouveau et un transfert de pouvoir entre l’État et la société civile. Les historiens doivent examiner la place de la Corée du Sud dans les plans stratégiques de l’après-Deuxième Guerre mondiale, et la façon dont ces événements ont déterminé l’orientation des luttes révolutionnaires et contre-révolutionnaires conduisant à la Guerre de Corée.


Le livre qui a le plus influencé les tenants du pokhapron a sans doute été le tome 1 des Origines de la Guerre de Corée de Bruce Cumings. Il n’est pas exagéré de dire que cet ouvrage a représenté une révolution copernicienne dans l’historiographie coréenne, en partie parce que cet auteur est Américain. Sa perspective critique, son examen complet et méticuleux de documents de première main et sa forte structure théorique ont donné une articulation convaincante à ce qui n’était jusqu’alors que discours fragmenté et murmuré.


Le tome 1 situe les débuts de la Guerre dans les luttes révolutionnaires / contre-révolutionnaires de l’entre-deux-guerres (1945-1950), luttes qui ont leurs racines dans une relation spécifique entre l’État et la société civile de la période coloniale. Les luttes révolutionnaires de l’entre-deux-guerres sont liées à une tentative de renverser, en dépit du gouvernement militaire américain, les effets régressifs du règne colonial : c’est-à-dire la perpétuation de la classe terrienne traditionnelle, l’exacerbation des relations oppressives et féodales dans la campagne et la subordination et l’intégration de l’économie coréenne à un bloc régional organisé autour de l’économie japonaise.


C’est d’abord sur ce point que le pokhapron a mis sur la sellette le rôle joué par les Américains en Corée. Contrairement au point de vue libéral-international, les tenants du pokhapron considèrent la décision des USA de diviser, occuper et établir un gouvernement militaire au Sud comme l’expression d’une ambition impérialiste, partie intégrante de leur stratégie globale de créer des structures intégrées mondiales dirigées par eux, les plus importantes étant celles qui garantissent le libre-échange.


Ainsi, le pokhapron a interprété d’un point de vue anti-impérialiste le bilan de la politique coréenne de l’USAMGIK, à commencer par son refus de reconnaître la République Populaire de Corée en 1945 [4], jusqu’à son succès dans l’établissement d’un État séparé au Sud en 1948 sous les auspices de l’ONU. Et pourtant, en dépit de son attitude anti-impérialiste, le pokhapron voit dans la Guerre de Corée plus une guerre civile qu’une guerre de libération nationale, ce qui le différencie de ce qu’on peut appeler, par symétrie, le point de vue hétérodoxe-international ou chuch’eron.


Pour le chuch’eron, la principale contradiction pendant et après la Guerre de Corée ne passe pas entre gauche et droite, mais entre nationalisme révolutionnaire et impérialisme américain. Il se demande donc en quoi la Corée était moins une colonie après 1945 qu’avant. La stratégie narrative adoptée ici (qui donne à une telle question tout son tranchant irritant) est romantique (révolutionnaire). L’histoire récente est la lutte épique du peuple coréen pour surmonter l’occupation étrangère et l’oppression féodale, alors que la perspective libérale-internationale considère l’histoire récente comme une tragédie. Pour le chuch’eron, le peuple coréen (inmin) est constitué de héros innocents luttant contre la menace démoniaque de l’impérialisme japonais, puis américain.


Pour les autres interprétations, la libération de la colonisation est due au sacrifice et au triomphe des puissances alliées (USA et URSS), tandis que le chuch’eron choisit de faire de la lutte armée des groupes de guérilla coréenne contre les Japonais en Mandchourie le facteur significatif de la libération du pays. De plus, fidèle à sa structure narrative, la destruction de la Corée et la mort de millions de Coréens causées par l’agression impérialiste américaine assureront d’une certaine façon la victoire finale du peuple coréen sur les forces du mal.


En soulignant la structure narrative romantique au cœur du chuch’eron ou la version tragique de la vision libérale-internationale, je ne fais que répéter ce qui a déjà été souligné par Fredric Jameson et Hayden White, à savoir que le monde (l’Histoire) nous parvient nécessairement sous forme d’histoires, encodées dans une structure narrative. Comme le dit William Dowling : « Prendre l’histoire au sérieux signifie accepter les récits comme moyens de savoir quelque chose. » L’historiographie doit être interprétative et elle-même est constituée en forme narrative.


Une question se pose alors : quel critère employer pour juger entre une narration et une autre et, ce faisant, de quelle structure narrative relève ma propre interprétation ? Car toute narration présente et représente simultanément un monde, le révèle tout en le cachant et le déformant. Mon interprétation déforme / donne forme à un texte (une vue historique) en situant le texte dans un autre récit (le récit du développement de l’historiographie coréenne), un texte qui était déjà une représentation, un appauvrissement d’une réalité vécue (…).


Mon but ici n’est pas de relativiser ma propre pratique, mais d’indiquer la nature idéologique de ces vues, qui peuvent sembler les moins doctrinaires (parce que nous partageons avec cette vue un climat idéologique dans lequel il ne semble pas y avoir de doctrine), et de localiser de nouveaux antagonismes à la manière de ce que Ernesto Laclau et Chantal Mouffe ont nommé la logique de la démocratie.


Le premier point constitue une polémique contre ce que j’ai appelé l’historiographie officielle et libérale, alors que le second point situe la position à partir de laquelle je veux initier une critique de principe contre ces trois vues critiques (révisionnistes), national-critique, pokhapron, chuch’eron. La nécessité de cette critique est liée à la stratégie narrative, car l’historiographie critique en Corée commence avec l’hypothèse d’un échec, celui des sujets révolutionnaire à accomplir leur destinée. La stratégie du chuch’eron est de rejeter l’idée d’échec au profit de celle d’histoire partielle, c’est-à-dire la résistance victorieuse du Nord à l’agression impérialiste américaine. Pour le point de vue national-critique et le pokhapron, la recherche de l’échec apparaît parfois clairement (..) dans une polémique contre l’historiographie anticommuniste primaire. La vision de ce que l’histoire coréenne aurait dû être constitue la matrice qui donne à l’historiographie critique son pouvoir (et la rend politique).


Même si je sympathise avec pokhapron, je voudrais établir ici une nouvelle direction, dont le point de départ est le refus de voir dans la période la Libération le moment de l’événement révolutionnaire fondamental qui a marqué l’émergence de la Corée, nation moderne. Oui, la Libération aurait pu marquer le début de la transition démocratique (c’est pourquoi j’utilise la formule : période de la Libération plutôt qu’entre-deux-guerres), mais seulement dans la mesure où la formation d’un mouvement anti-hégémonique est comme possédant en elle-même le principe de sa propre validité, sans que cela soit recherché dans une téléologie qui donnerait au mouvement son sens et garantirait sa légitimité.


En ouvrant cette nouvelle voie, je signale que beaucoup de travail a déjà été fait dans cette direction. En procédant à une lecture plus détaillée de la récente historiographie produite au Sud, fondée sur les théories de discours développées par Laclau-Mouffe et d’autres, nous verrons que la base philosophique (forme et contenu) pour ouvrir une nouvelle voie est peut-être déjà établie. Les textes choisis ici pour l’analyse sont les essais reconnus des six volumes de l’histoire pré- et post-Libération intitulée haebang chônhusaûi insik (Comprendre l’histoire pré- et post-Libération), ci-après : HCI.


Une nouvelle historiographie nationaliste


Le premier volume d’HCI est publié en 1979 et le sixième en 1989. Chaque volume est organisé autour d’un thème ou plus. L’auteur de l’essai principal développe chaque fois des arguments historiographiques centraux propres à chacun des volumes. En lisant attentivement ces textes, nous rencontrons le travail d’intellectuels qui ont joué un rôle important dans le (r)établissement de l’historiographie critique au Sud et qui, en même temps, nous éclairent sur l’histoire intellectuelle du Sud durant la dernière décennie.


Dans l’article principal du premier volume, Song Kônho affirme que la période de la Libération est le point de départ d’une catastrophe sans équivalent dans l’histoire coréenne. C’est la « Libération » qui crée les conditions d’une guerre fratricide, causant des millions de morts, des dizaines de milliers de familles séparées, et qui continue à défigurer hideusement le société et la culture coréennes avec la militarisation et la dictature.


La Libération, après des décennies de règne colonial, aurait pu marquer le début d’une nouvelle histoire dont le peuple opprimé (minjung) aurait dû devenir le sujet (chuch’e). Au contraire, ce sont les anciens collaborateurs et ceux qui sont prêts à servir les intérêts étrangers qui font dévier l’histoire de son cours normal (chôngdo) et imposent ces épreuves au peuple coréen. Car la Libération n’est pas arrachée par les Coréens, mais octroyée.


Song Kônho souligne les implications du fait que ce sont des troupes étrangères qui libèrent Séoul, implications terriblement évidentes pour les révolutionnaires et les nationalistes en Corée et à l’étranger. Avant même la fin de la guerre du Pacifique, les activistes en Corée savent que les Alliés ont décidé au Caire (1er décembre 1943) que la Corée sera, le moment opportun, libre et indépendante.

Que la Libération soit octroyée signifie que les Coréens n’ont pas grand-chose à dire dans la formation du gouvernement. C’est le refus de laisser Américains et Soviétiques déterminer la forme du nouvel État qui pousse Yô Unhyông à proclamer, à la hâte, la République populaire de Corée (Chosôn inmin konghwaguk) juste avant le débarquement des troupes américaines. On dit qu’en Chine, le leader du gouvernement provisoire en exil, Kim Ku, fond en larmes lorsqu’il apprend la capitulation japonaise. Il avait l’intention d’imiter De Gaulle et de libérer Séoul à la tête de l’armée Kwangbok. Comme ce ne sont pas les Coréens qui ont vaincu les Japonais, mais le sang, l’argent et la technologie des Américains, les USA peuvent diviser la Corée (avec l’accord soviétique), refuser de reconnaître la RPC et le gouvernement en exil, forcer Kim Ku à rentrer comme simple citoyen et assumer toute l’autorité exercée par le Gouverneur Général japonais en Corée.


Cependant, la principale cible de l’article de Song n’est pas l’impérialisme américain, mais Yi Sûngman (Syngman Rhee) : le politicien conservateur ultra-anticommuniste est devenu le premier président de Corée du Sud en 1948. En juin 1946, après l’échec de la commission bipartite (USA-URSS) à former un gouvernement de coalition, Yi pousse à la création d’un État séparé au sud du 38ème parallèle et se rend aux USA pour y trouver du soutien. De leur côté, Kim Ku, Kim Kyushu et d’autres nationalistes conservateurs s’opposent à Yi Sûngman et à la tenue d’élections séparées organisées au Sud par l’ONU (mais 1948). Song reconnut le nationalisme authentique de Kim Ku et Kim Kyushik, mais souligne leurs fautes : Kim Ku ne comprend pas que le Trusteeship est le meilleur moyen d’arriver à l’indépendance et Kim Kyushik n’a aucun lien avec les organisations de masse.


Ainsi les luttes politiques au Sud après la Libération sont le fait de quatre forces : Yi Sûngman et le Hanmindang (Parti démocrate coréen), Kim Ku et Kim Kyushik, Yô Unhyông et le Inmindang (Parti populaire de Corée), et enfin le PCC. En raison de l’occupation américano-soviétique, les « forces centristes » de Kim Kyushik et Yô Unhyông peuvent difficilement triompher, le combat politique se polarise alors entre Pak Hôn’yông, président du PCC, et Yi Sûngman, représentants des propriétaires fonciers et des anciens collaborateurs.


Tout en évitant de discuter du rôle de Pak Hôn’yông et du PCC, Song accuse Yi Sûngman de bien des fautes : aider les collaborateurs notoires à échapper au châtiment (y compris des policiers qui ont torturé ou tué des indépendantistes), différer et vider de son contenu la réforme foncière, saboter le travail de la commission mixte pour empêcher la formation d’un gouvernement de coalition, manipuler le discours anticommuniste pour établir un État séparé au Sud.


Par cette critique de Yi Sûngman, Song (ré)introduit avec prudence quelques oppositions : nationalisme authentique vs anticommunisme primaire, démocratie formelle vs démocratie minjung. En réétudiant la défaite décisive des minjung devant des politiciens sans principes qui s’accommodaient du Gouvernement miliaire US, Song dépasse les limites autorisées. Non seulement il met à jour les origines peu glorieuses de l’État sud-coréen, mais en plus il redéfinit le discours nationaliste du Sud en qualifiant comme telle l’opposition aux élections séparée de 1948, sur lesquelles s’appuie la légitimité du Sud.


Ainsi, pour Song, le but de ce réexamen de la période de la Libération n’est pas d’éclairer le passé, mais de servir de leçon dans le combat pour faire du minjung le sujet de l’histoire. Son texte souligne la nécessité d’un combat anti-impérialiste pour la démocratie et la réunification : Song établit un lien historique entre les luttes d’après-Libération contre des régimes réactionnaires dictatoriaux soumis à l’impérialisme et le combat du minjung contre la dictature Yusin. La force de l’article réside dans son effort pour supplanter le discours hégémonique de l’État sud-coréen, un discours anticommuniste qui, en conjonction avec la répression d’État et de grands succès économiques, a obtenu le consentement des masses à travers une réécriture systématique de la Guerre de Corée, dans laquelle la Corée du Nord (donc toute agitation sociale) est constituée comme l’Autre.


Le travail de Song fait partie d’un effort constant et courageux des intellectuels dissidents du Sud pour (re)fonder les bases intellectuelles d’un mouvement anti-hégémonique en créant un nouveau sujet historique, une nouvelle identité fondée sur une tradition nationaliste différente de celle du Nord et du Sud. C’est à cause de son message anti-impérialiste implicite ( même si le mot n’est pas utilisé) que ce livre et des douzaines d’autres sont interdits par la censure pendant la période de loi martiale qui suit l’assassinat de Pak Chônghûi en 1979. Lorsque l’interdiction est levée au début des années 80, HCI devient le best-seller en sciences sociales, et la référence des groupes d’études et des séminaires d’étudiants.


C’est néanmoins le soulèvement populaire de Kwangju en 1980, suivi d’un massacre perpétré par les troupes gouvernementales, qui casse la mainmise idéologique de l’État sur la mouvement démocratique. L’ampleur de la violence d’État et l’écrasement complet des forces démocratiques au lendemain de Kwangju conduisent les jeunes intellectuels à se pencher sur les origines structurelles de leur situation difficile. Alors que des intellectuels dissidents comme Song ont laissé de côté la question du communisme (et le rôle joué par Pak Hôn’yông et le PCC, par exemple), au milieu des années 80 de tels tabous n’entraînaient plus automatiquement l’autocensure, au point que la connaissance du chuch’e selon Kim Ilsông est même de rigueur dans le courant principal du mouvement étudiant, et que des dizaines de maîtrises ont été rédigées sur la mouvement révolutionnaire, avant et après la Libération, presque unanimement critiques du rôle américain.


Aussi, relus la fin des années 80, des travaux comme celui de Song Kônho, une interprétation historico-nationale du 15 août, peuvent sembler incomplets et modérés. Mais il est aussi certain que sur les sujets sur lesquels il doit garder le silence (comme la Corée du Nord), le silence lui-même est instructif. En donnant à lire un récit historique aux prémisses nationalistes-révolutionnaires et en refusant en même temps de tenir le discours anticommuniste (plus exactement anti-nord-coréen) requis, des textes de ce genre créent un nouvel espace intellectuel et de nouvelles voies de résistance, y compris les cinq volumes suivants d’HCI.


Dans l’introduction du volume 2 (1985), Kang Man’gil remarque que les départements d’histoire des universités ont jusque-là évité l’étude de l’époque moderne. Les tentatives pour écrire l’histoire coloniale et post-coloniale d’un point de vue objectif sont réprimées, tandis que celles qui sont publiées confèrent, consciemment ou non, une légitimité aux fores responsables de la division de la Corée. Une telle historiographie ne fait que justifier le présent, écrit Kang Man’gil, parce qu’elle est écrite « à l’intérieur des structures de division » (pundan ch’ejedûl sog’esô).


Le facteur déterminant étant souvent les puissances étrangères, et la division du pays décrite comme inévitable, produit de la rivalité des superpuissances, une telle histoire ne peut être que fataliste. La tâche la plus pressante de l’historien est alors d’écrire une histoire de la Corée moderne affranchie des structures de la division. Cela n’est possible, affirme Kang Man’gil, qu’en s’appuyant sur une historiographie nationaliste considérant le peuple coréen comme un tout (incluant donc communistes nord-coréens, femmes, ouvriers, paysans). De plus, comme le peuple est maître de sa propre histoire, il incombe à l’historien de montrer comment les Coréens ont échoué dans leur combat pour surmonter la division imposée par une puissance étrangère.


Il est affirmé ici que seule une historiographie véritablement nationaliste est capable d’analyser avec objectivité d’interaction entre interventions étrangères et forces politiques coréennes. Une telle historiographie peut être objective puisqu’elle ne fait pas allégeance aux structures étatiques en place, mais à une nation (minjok) créée historiquement par son peuple (minjung). A cet égard, les sciences politiques, les histoires économiques et les intellectuels extérieurs aux universités (comme Song Kônho) ont pris l’initiative d’aborder de façon nouvelle la période de la Libération.


Kang Man’gil remarque néanmoins que leurs études ont tendance à se focaliser sur la période de la Libération. Dans la mesure où la politique intérieure est le produit ou le dénouement de l’expérience coloniale, les recherches à venir devront étudier les continuités entre la différenciation politique de la dernière décennie de l’époque coloniale et les conflits politiques de la Libération. Concrètement, Kang suggère en guise de test décisif de juger des mouvements et des groupes en fonction de leur rôle positif ou négatif dans la création d’un État national unifié.


Kang devait certainement savoir qu’une telle exigence révélerait au grand jour la subjectivité du travail historique. Mais il ne cherchait pas à réduire l’histoire à un simple commentaire politique. Il explique que la tâche de l’historien ne se limite pas à analyser les apparences, la surface des choses (hyônsang punsôk), qu’elles soient politiques, économiques ou culturelles. L’historien doit étudier leur fonctionnement à un moment donné du développement historique national. Cette tâche est double : l’historien doit déterminer quel groupe a joué quel rôle dans la réalisation de la tâche historique à un moment donné ; mais comme les acteurs eux-mêmes ne s’accordent pas sur le stade atteint par l’histoire coréenne et sur ce que doit être la tâche historique, l’historien doit déterminer, empiriquement, la bonne position théorique (…).


L’identification de la médiation historique avec une attitude de classe est plus clairement présente dans l’essai de Pak Hyônch’ae (HCI 3, publié en 1987). Pour lui, les positions prises pendant la période coloniale suivent largement les distinctions de classes. Il y a dans le développement du nationalisme coréen : un nationalisme féodal (ou pré-moderne), un nationalisme bourgeois, un nationalisme petit-bourgeois, et le nationalisme minjung, tous expressions d’intérêts de classe (…). Pak distingue quatre stades dans l’histoire du mouvement nationaliste : nationalisme abstrait (1905-1919), différenciation selon des lignes de classe (1919-1927), front uni (1927-1931), repli clandestin de tous ces mouvements (1931-1945). Cette périodisation fournit la structure narrative qui lui permet de considérer le développement du nationalisme comme l’articulation du développement du mode de production capitaliste dans un cadre colonial.

Dans le premier stade, qui commence avec le Protectorat (1905), le nationalisme est féodal, car il reflète en partie l’ethos de la classe des propriétaires fonciers et en partie l’ethos du mouvement révolutionnaire en lutte contre la domination étrangère. Comme cette domination japonaise n’en est qu’à son stade initial, la contradiction principale n’était pas économique, mais déterminée par la mainmise politique du Japon sur le pouvoir. La tentative naïve d’en appeler aux puissances étrangères, par une protestation pacifique, afin qu’elles interviennent au nom de la Corée et sur la base du principe d’autodétermination, illustre la nature abstraite du discours nationaliste de cette période, qui culmine lors du 1er mars 1919. Aux lendemains sanglants du 1er mars, le nationalisme des vieilles classes de propriétaires disparaît de la scène. En dehors du pays, ce type de nationalisme fournit l’impulsion initiale à la création du Gouvernement provisoire et à la continuation du combat armé en Mandchourie.

L’achèvement du relevé cadastral et l’abrogation de la loi sur les corporations après le 1er Mars encouragent le transfert de capital entre l’agriculture et les projets commerciaux ou industriels. Une nouvelle classe émerge, plus compradore que nationale. En raison de l’ambivalence de la bourgeoisie vis-à-vis des Japonais, son nationalisme (que Pak appelle de droite) est conservateur et nécessairement accommodant. Au milieu des années 20, son programme politique passe de l’indépendance à l’autonomie (chach’i), et au milieu des années 30, profitant l’aide l’État et des incitations à investir en Mandchourie (les ordonnances de 1937), son programme politique dégénère en soutien complet à l’empire japonais.


Le nationalisme de la petite-bourgeoisie (petits producteurs, commerçants, professions libérales) se radicalise après le 1er Mars. Au début, il est plutôt intellectuel (création de journaux et de cercles d’études), mais l’échec du 1er Mars accélère l’émergence d’un nouveau paradigme : le nationalisme de gauche, inspiré du succès de la Révolution bolchevique. Cette idéologie des intellectuels petits-bourgeois donne naissance aux mouvements révolutionnaires paysans-ouvriers et le nationalisme minjung de la seconde moitié de la période coloniale.


Dans les années 30, les minjung s’emparent du flambeau du nationalisme. La politique du gouvernement colonial devient plus fasciste, avec la création du Mandchouoko en 1932 et le retrait du Japon de la Ligue des Nations en 1933. Sous le fascisme, le nationalisme est poussé à la clandestinité, mais la petite-bourgeoisie a du mal à en accepter les réalités. Le rôle dominant passe aux minjung.


Il est facile de montrer que la politique économique du gouvernement colonial solidifie la base du nationalisme minjung. Tandis que les ouvriers sont très mal payés, la pénétration du capital japonais et des bien manufacturés détruisent métiers à filer et à tisser dans les villages. Plus fondamentalement, le pouvoir colonial transforme la structure de la propriété foncière, réduisant une bonne part des propriétaires à la condition de propriétaires-fermiers, puis à celle de fermiers et enfin de prolétaires, squatters, mendiants et vagabonds. Bien que les chiffres manquant dans HCI, il est clair que le rapide processus de dépossession et d’exploitation est, pour Pak Hyônch’ae, l’essence du développement capitaliste dans un cadre colonial. Ainsi, quoique le nationalisme minjung ne soit pas la force principale du nationalisme de la seconde période, les contradictions de la formation sociale coloniale rendent inévitable sa position hégémonique dans le discours nationaliste.


Pour Pak, la formation et la dissolution de la Shin’ganhoe (1917-1931) marquent le début et la fin de la troisième phase. La Shin’ganhoe est le mécanisme organisationnel imaginé pour surmonter la division entre intellectuels petits-bourgeois (progressistes non-communistes) et communistes. Cette période front uni est rendue possible par une élévation du niveau de conscience de crise à l’intérieur du mouvement nationaliste, provoqué par la défection des droitiers qui appellent au chach’i (autonomie, opposée à indépendance). Pak ne développe pas les raisons de la dissolution de la Shin’ganhoe en 1931, sauf pour dire que l’unité des forces du nationalisme minjung et de la petite-bourgeoisie ne pouvait durer longtemps à cause de la tendance opportuniste et de la confiance dans le combat légal de la petite-bourgeoisie (son incapacité à poursuivre la lutte clandestine). La dissolution de la Shin’ganhoe coïncide avec le renforcement des mouvements fascistes dans le monde et l’écrasement du PC chinois par le Kuomintang, qui aboutissent à un tournant dans la politique du Cominterm à l’égard des mouvements de libération nationale (6ème congrès, 1928), passant de la tactique du Front uni à celle de la Révolution à la base.


Pendant la dernière phase, avec l’accroissement de la répression fasciste, l’établissement du Mandchoukuo et la transformation de la Corée en base économique et militaire de la pénétration japonaise en Chine, la différenciation de classe s’intensifie. Les propriétaires et compradores rejoignent le camp impérialiste et le mouvement nationaliste coréen devient de facto le terrain exclusif de la gauche et du nationalisme minjung. La défaite japonaise crée une possibilité unique de réussir la libération nationale, c’est-à-dire d’éradiquer les vestiges du règne colonial, d’établir un État indépendant et de construire une société démocratique en abattant les relations féodales à la campagne.


Le raisonnement de Pak n’est pas très différent de ceux de Song et Kang. D’un point de vue théorique, il essaie de reconstruire l’historiographie sud-coréenne selon une problématique marxiste révolutionnaire (…). Il faut noter que son texte coïncide avec l’effort des années 80 pour reconstituer le mouvement démocratique national au Sud en tant que mouvement révolutionnaire. Cet essai est décrit et lu comme partie prenante de débat intense sur la nature de la formation sociale sud-coréenne. Autrement dit, la Corée du Sud est-elle semi-coloniale et semi-féodale (en tel cas la révolution doit être comprise comme un combat anti-féodal et anti-US exigeant la mise en place d’un front uni) ou bien est-elle dominée par le capital monopolistique (alors la tactique doit se donner comme but l’hégémonie de la classe ouvrière en lutte contre l’État et les conglomérats (chaebol) ?


Dans le volume 4 d’HCI, publié en 1989, Ch’oe Changjip et Chông Haegu rompent avec les débats sur la formation sociale. S’appuyant sur Gramsci et sur le Marx du Dix-huit Brumaire, ils réinjectent dans l’étude de l’époque la caractère dynamique du combat politique, tout en insistant sur la Guerre de Corée en termes de causalité structurale (au sens althusserien), c’est-à-dire qu’elle en peut être comprise qu’en terme de totalité.


La dynamique révolution / contre révolution de l’après-Libération trouve ses racines dans la période coloniale et dans la façon dont s’est terminée la guerre du Pacifique. La formation de deux États séparés en 1948 transforme la dynamique révolution / contre-révolution en un combat armé contre le régime de Yi Sûngman, puis en confrontation entre États de part et d’autre du 38ème parallèle. La Guerre de Corée est causée par des facteurs structurels nationaux et internationaux aboutissant à la consolidation de la guerre froide et à la solidification du conflit coréen en une structure (stabilisée) de division.

En décrivant cette dynamique, Ch’oe et Chông expliquent pourquoi la Libération a créé une situation révolutionnaire. C’est l’écroulement de l’État féodal à la fin de la guerre du Pacifique qui a rendu possible, presque instantanément, la création d’une vibrante société civile exigeant des changements révolutionnaires. Ses demandes créées et réprimées par le pouvoir colonial sont de nature anti-impérialiste et anti-féodale. Anti-impérialiste, car elle exige que les collaborateurs soient privés des postes d’État et que les entreprises des Japonais et des compradores soient nationalisées, anti-féodale, puisqu’il fallait une réforme agraire radicale.


L’apparition de comités révolutionnaires dans tout le pays représente le premier pas vers l’établissement d’un gouvernement post-colonial qui aurait réalisé une révolution anti-impérialiste et anti-féodale. Les auteurs reprennent les arguments de Bruce Cumings (Origines, 1) sur le rôle américain en Corée : alors que les troupes soviétiques n’ont pas eu besoin d’imposer un programme révolutionnaire au Nord, la marée révolutionnaire n’est repoussée au Sud que grâce à l’utilisation d’une énorme force coercitive par l’USAMGIK. De plus, même entre 1945 et 1947, tandis que les USA, participent à la commission mixte d’où devait sortir un État unifié, l’USAMGIK poursuit une politique de limitation, comme le montrent l’interdiction du PCC, le renforcement de l’appareil répressif d’État et le soutien aux groupes anti-communistes. Après l’échec de la deuxième commission mixte en 1947, les USA mobilisent l’ONU pour créer et légitimer un État séparé au Sud et cherchent une clé (shilmari) pour lancer une contre-offensive (pan’gyôk), juste avant la guerre.


Ch’oe et Chông ne vont pas jusqu’à bâtir un récit aboutissant inévitablement à la guerre (…). Les événements qui ont donné forme au paysage politique après la Libération sont : (1) la Libération et la division en août 1945 ; (2) l’accord de Moscou en décembre 1945 qui jette les bases d’un État unifié ; (3) la création d’un État séparé au Sud en août 1948 sous les auspices de l’ONU.


Au Sud, la première phase voit une situation très incertaine, en raison de l’absence d’accord entre les deux armées d’occupation sur l’avenir du pays. Dans ce contexte, l’USAMGIK refuse de reconnaître la République Populaire de Corée dirigée par Yô Unhyông et revendique toute l’autorité politique à travers l’administration directe. Pour cela, elle se trouvait dans l’obligation de raviver l’appareil colonial, ainsi que la classe politique conservatrice des propriétaires et des capitalistes, pourtant désarmée politiquement et démobilisée avec la chute de l’autorité japonaise.


Pour la gauche, la tâche la plus urgente est la reconstitution du PCC, la création d’organisations de masse et d’un front uni dont elle assurerait la direction. Le refus des forces d’occupation américaines de reconnaître la République Populaire et sa décision d’établir un gouvernement militaire incitent les forces de droite et du centre à s’opposer à la gauche et à l’empêcher avec succès de prendre une position hégémonique. La gauche évite ou est obligée d’éviter toute confrontation avec l’USAMGIK, en raison de l’incertitude qui pèse sur la façon dont Américains et Soviétiques vont régler la question coréenne.


La deuxième période commence avec l’accord de Moscou entre les USA, l’URSS et l’Angleterre pour créer un État unifié et surmonter l’échec de la Commission mixte. Le terrain politique devient très complexe et beaucoup plus conflictuel. La Commission mixte œuvrait encore en 1946 que l’USAMGIK essayait déjà de modifier la donne politique au Sud pour créer les conditions politiques nécessaires à la création d’un État séparé par une politique de conciliation et de répression, encourageant la gauche modérée à participer à la coalition gauche-droite et les organisations de masse, au moyen d’arrestations et de terreur de droite.


Quand la Commission mixte s’ajourne en 1946, la direction du PCC du Sud se trouve dans l’obligation de lutter sur trois fronts : conserver une certaine autonomie par rapport au Parti des Travailleurs (du Nord), empêcher la formation de la coalition gauche-droite soutenue par l’USAMGIK tout en cherchant à unifier la gauche par la fusion des partis (création du Parti des Travailleurs du Sud), lancer une offensive contre l’USAMGIK pour montrer sa force.


Dans cette situation, la direction du PCC du Sud adopte une ligne plus dure (shin chônsul), appelant à une grève générale et à une lutte plus militaire à la campagne. Les auteurs considèrent cela comme une réponse imprudente (mumosông). Shin chônsul est une erreur destinée à compenser une erreur antérieure : celle d’avoir placé tous ses œufs dans le panier de la Commission mixte. L’échec de celle-ci en 1947 et la décision US de porter la question devant l’ONU modifient à nouveau la donne. Cette dernière phase précède l’établissement de deux États séparés. Elle oblige les forces politiques à se réaligner en fonction de la question nationale. Indifféremment des affinités politiques, les alliances sont déterminées par le soutien ou opposition à la création d’un État séparé au Sud. Forcé à la clandestinité, le PCC-PTS lance un combat armé par le biais de grèves généralisées et d’attaques contre la police et les groupes de terreur de droite. Les nationalistes de droite et du centre rejoignent le PT du Nord pour dénoncer le projet d’élections concocté par l’ONU au Sud (10 mai 1948).


Yi Sûngman et le Hanmindang de trouvent de la sorte isolés avec l’USAMGIK. Et pourtant, en raison de leur pouvoir fondé sur l’appareil répressif d’État, ils sont capables de créer un État séparé au Sud et de décimer la gauche : ce que les auteurs décrivent comme un processus contre-révolutionnaire.


La création de la RPDC suivant rapidement celle de la RDC, le combat politique se transforme en combat entre deux États, avec une lutte armée continue mais sporadique au Sud, subordonnée au parti reconstitué au Nord.


Comparée à leur analyse des événements du Sud, l’analyse du Nord avant l’établissement de la RPDC est schématique. Elle est pourtant importante en raison de leur méthode. Suivant la même périodisation, ils suggèrent que, juste après la Libération, Kim Ilsông et les Soviétiques veulent installer la direction du Parti à Pyongyang. Mais puisqu’il est déjà (ré)établi à Séoul (avec Pak Hôn’nyông), la création du Bureau du PCC nord-coréen est le résultat d’un compromis : l’organisation du Parti au Nord est unifiée sous la direction de Pyôngyang, laquelle est à son tour subordonnée à la direction de Séoul.

Les auteurs lient la question de la direction du Parti à ce qui sera appelé plus tard minju kijiron : la création d’une base démocratique comme préliminaire à la conquête de l’ensemble. Ce qui suggère l’idée qu’au moment des négociations avec les USA, tant les Soviétiques que Kim Ilsông souhaitent consolider la direction du Parti au Nord dans le but lointain de faire de la Corée du Nord le socle sur lequel la révolution émergerait victorieuse dans toute la péninsule.


Ceci expliquerait pourquoi, après avoir établi une structure politique fondée sur les comités populaires, la direction révolutionnaire du Nord met en œuvre un programme anti-féodal et anti-impérialiste (une révolution démocratique bourgeoise comprenant la purge des collaborateurs et une réforme foncière radicale) et diffère une politique menant à une véritable transformation socialiste (la collectivisation de la production agricole et la nationalisation des industries) jusqu’après la guerre. Alors que le travail de fondation du socialisme devait commencer avec l’établissement de l’assemblée populaire, en février 1947, l’accent est mis sur l’autosuffisance, la reconstruction et la croissance (…). Quant à savoir qui a déclenché la guerre, Ch’oe et Chông rejettent à la fois namch’imnon (le Nord attaque le Sud) et pukch’imnon (le contraire), qui n’aboutissent qu’à chercher un coupable et s’intéressent davantage à la prise au piège (entrapment, hamjôngsul, fondée sur la discours d’Acheson au Club de la Presse) et à l’attaque nord-coréenne qualifiée de guerre limitée (chehan chônjaengsul, par J. et K. Kollo). Ils affirment qu’il faut d’abord comprendre qui a créé la structure conflictuelle (…).


Le texte de Kim Namshik dans le tome 5 d’HCI, publié en 1989, s’interroge sur la façon d’interpréter l’histoire nord-coréenne, de la Libération à la guerre de Libération nationale (Guerre de Corée) : uniquement à travers l’idéologie du chuch’e, affirme-t-il (…). Il faut garder en mémoire que la Corée du Nord, spécialement après la mort de Staline, a pris agressivement un chemin indépendant.


En philosophie et en historiographie, par exemple, et dans ses principes fondamentaux, la Corée du Nord a pris ses distances avec le marxisme-léninisme en adoptant le chuch’e, qui diffère de façon importante du matérialisme. Selon le chuch’e, dans les relations entre l’homme et le monde, c’est l’homme (saram) qui est le maître, le sujet déterminant. Logiquement, en s’attaquant à la reconstruction du pays et à la construction du socialisme, la Corée du Nord a privilégié le développement humain, tout en maintenant son indépendance politique et économique. Cela ne peut être compris qu’en fonction du chuch’e et de sa structure de direction originale, établie autour du Grand Dirigeant (suryông, c’est-à-dire Kim Ilsông) (…).


D’autres auraient pu prétendre au statut de suryông : Pak Hôn’yông, président du PCC reconstitué à Séoul après la Libération ; d’autres leaders du Nord ; Kim Tubong et d’autres dirigeants de la faction de Yenan ; et des Coréens soviétiques rentrés avec l’armée soviétique comme fonctionnaires du Parti.


Selon Kim Manshik, les Coréens soviétiques rentrés avec l’Armée Rouge sont pour la plupart des petits bureaucrates, habitués au travail légal au niveau local, qui n’ont ni la créativité requise ni les qualités de direction acquises par les partisans armés pendant les années de lutte antijaponaise en Mandchourie. Les Coréens revenus de Yenan n’ont pas combattu directement les Japonais et se sont subordonnés à la direction de Mao au point de reprendre sa thèse sur la nouvelle démocratie (shin minjujuûiron). Il est évident que leur style de travail et leur orientation idéologique et organisationnelle ne conviennent pas à la situation d’après la Libération. En ce qui concerne les communistes de l’intérieur, leurs activités ont été sévèrement limitées par l’oppression japonaise. Ayant obtenu peu de succès pendant l’Occupation, ils ont du mal à se faire aux conditions nouvelles de la Libération, Pak Hôn’yông le premier. Kim Namshik fait la liste de ses fautes, la plus grave étant son incapacité à comprendre toutes les implications du minju kijiron, preuve de l’aventurisme désastreux du PT du Sud qui aboutira à la décimation des forces révolutionnaires du Sud entre 1945 et 1950. Kim Namshik affirme que seuls les partisans armés, emmenés par Kim Ilsông, ont l’expérience idéologique, politique, organisationnelle et militaire nécessaire pour mener les masses dans les combats anti-féodaux et anti-impérialistes de la Libération, et qu’il est naturel que les chefs de l’Armée Rouge le soutiennent.


D’un point de vue d’historiographie critique, ceci est intenable. Affirmer que la Corée du Nord ne peut être comprise que du point de vue du chuch’e revient à dénier toute validité à un discours extérieur. Ironiquement, cette recherche proche de l’historiographie officielle du Nord renforce, me semble-t-il, l’image de la Corée du Nord comme exotique et incompréhensible.


L’histoire comme pratique démocratique


En identifiant les stratégies narratives qui permettent de comprendre ou d’être convaincu par l’historiographie sud-coréenne récente, j’interviens naturellement de façon partisane. Plus précisément, je souhaite pousser à une réévaluation de l’histoire coréenne d’un point de vue plus démocratique, qui soulignerait les points d’antagonisme, et qui ne verrait pas dans l’État ou la société civile les seuls points d’émergence d’antagonismes démocratiques (…). Une historiographie démocratique permettrait à de nouveaux antagonismes d’émerger, montrerait comment les revendications d’autres identités ont souvent été réprimées et marginalisées par le discours sur le minjok : par exemple les identités fondées sur la résistance au patriarcat, sur l’affirmation de la différence de la part de populations marginalisées (comme les résidents chinois), etc.


Même si le discours sur le nationalisme coréen est devenu un champ contesté, une historiographie démocratique doit encore montrer comment la nation / race (minjok) menace toujours d’imposer des articulations figées de façon autoritaire, que la logique de l’identité soit articulée par l’État ou par un mouvement national démocratique.


Je ne plaide pas pour une pure différence. La Corée comme identité politiquement auto-consciente a existé longuement avant l’assaut de l’impérialisme. Mais la signification de l’histoire, le rôle des intellectuels, la détresse du peuple, le peuple lui-même (minjung / inmin) – toutes ces constructions se sont ancrées dans l’imaginaire appelé minjok au tournant du siècle – alors que la Corée allait être colonisée. Considérée le minjok comme une construction du 20ème siècle produite en réaction à l’hégémonie du discours colonial, peut permettre à l’historiographie démocratique de montrer comment le discours moderne sur le minjok est formé à partir de discours multiples et souvent contradictoires, comme un contre-imaginaire.


Ainsi, en reconnaissant que le minjok forme le point nodal pour organiser un mouvement contre-hégémonique au Sud, les historiens doivent aussi être capables de montrer comment l’utilité de minjok comme contre-imaginaire dépend de son aspect incomplet et subversif.


1993

Henry H. Em traduit par la rédaction


 

1. Cet article a été publié en anglais dans la revue Positions, East Asia Cultures Critique, 1993 (1:2), sous le titre Overcoming Korea’s Division. Narratives Strategies in Recent South Korean Historiography. La revue est publiée par Duke University Press, Box 90660, Durham, NC 27708-0660, USA. L’article est reproduit ici presque intégralement mais sans ses très nombreuses notes. Henry H. Em enseigne à ‘Université du Michigan. henryem@umich.edu

2. Au sens américain du terme, proche d’ethnie.

3. Toute proportion gardée, le terme politique français marqué le plus proche est sans doute masses. N.d.E.

4. On le verra plus loin, ce n’est pas un mouvement communiste, malgré son nom.

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