top of page
  • Writer's picturePatrick Maurus

Le cinéma n’est pas seul

Hypothèses sociocritiques sur les cinémas coréens.

c0072409_4e15e2e22865c

Walter Siti, éditeur des Œuvres complètes de Pier Paolo Pasolini, écrivait en parlant de celles-ci :


« C’est à contrecœur, pour de pures raisons de lisibilité et de marché, que nous avons distingué les œuvres en prose de la poésie, le cinéma des essais critiques. ».


On y trouve en tout cas dans ces Œuvres l’affirmation suivante :


« Prenons le cas d’un scénario d’écrivain, qui n’a pas été tiré d’un roman et qui, pour une raison quelconque, n’a pas été porté à l’écran. Ce cas nous met en présence d’un scénario autonome, qui peut très bien représenter, de la part de son auteur, un véritable choix : celui d’une technique narrative. Quel est le critère pour juger une telle œuvre ? »


En effet. C’est dans un article au titre daté mais provoquant : « Le scénario comme structure tendant à être une autre structure ». Ailleurs, dans une lettre à Luciano Anceschi, il écrit :


« Je m’aperçois que le cinéma me pose aujourd’hui des questions sur le plan narratif et des problèmes de langage beaucoup plus intéressants que ceux que me pose le roman contemporain. »


On aura compris que si je me propose de rouvrir l’agaçant et incontournable dossier des relations cinéma-littérature, ce sera en plaçant le mot narration entre les deux, que je me refuse de considérer a priori comme des ensembles constitués, comme le fait la question de l’adaptation, par exemple. Mais quel qu’il soit, en tout cas, et quoi qu’il soit, le cinéma n’est pas seul, pour paraphraser une formule du poète Michel Deguy.


Pour ma génération presque sans télévision, presque sans téléphone, l’écran magique était celui du cinéma, westerns au Kursaal ou au Select ou au Cyrano, avec documentaire, nécessairement ennuyeux (Le Sénégal, terre de contrastes et de paradoxes), infos en noir et blanc, publicités et entracte avec esquimaux. Puis des souvenirs de cinéma en Corée du Sud des années 60, mais rien de transcendant. Rien qui se serait appelé cinéma coréen, étant donné ce qui passait en ville sous le nom de cinéma américain (couleur) ou de cinéma français (noir et blanc). Je me souviens d’un Tarass Boulba en français et probablement français, devant une salle endormie bien que sans chauffage. Les westerns étaient interdits. Mais la rareté ne semblait pas en décupler la magie, sans doute parce que là-bas, le cinéma a une date d’apparition : l’occupation japonaise.


Le cinéma n’était donc pas familier. Même s’il ne se pratiquait qu’en famille.

 

Pour la sociocritique, il n’y a que des Ainsi nommés. La Corée, l’Asie, le cinéma coréen. Il n’y a jamais d’accès direct à un monde immédiatement compréhensible.

Elle part d’un objet précis, qui se donne toutes les apparences de la fermeture, de l’objet clos : un livre, un film, dont la socialité est enfermée dans une matérialité. Refusant cette apparence de fermeture à l’intérieur de laquelle le sens jaillirait magiquement, elle demande à cet objet de se définir historiquement, de révéler la socialité qui le constitue et qu’il constitue. Puis elle interroge ce à quoi le contexte (ce qui en lui et avec lui renvoie à un extérieur du texte, mais qui n’existe réellement que dans le texte ou le film) doit son existence. Il s’agit de le mettre en relation avec un imaginaire social, qui n’est pas un contexte mou ou un monde pré-défini, mais un ensemble de narrations ou d’agrégats esthétiques formés en un moment M.

 .

Comment lire ces phénomènes, comment analyser la société créée par le cinéma coréen (car pour nous il n’y a pas d’histoire du cinéma mais une histoire cinématographique, tout comme il n’y a pas d’histoire de littérature française [1], mais une histoire littéraire de la France [2]). C’est ce que nous appelons la socialité du film. Ici encore, il faut commencer par prendre en compte ce que les premiers utilisateurs du mot Corée (c’est-à-dire les Coréens eux-mêmes) entendent par là.

 .

Le film crée sa socialité en fonction des représentations du temps. Il la crée aussi en fonction des autres utilisations de l’image, peinture, calligraphie, manhwa. Adrien Gombeaud [3] note avec justesse que le portrait, assez peu pratiqué, se fait sans fond, sans décor. Il n’y a certes aucune raison qu’il y en ait, l’art coréen du passé n’ayant pas à suivre les règles du nôtre, mais cela ne peut pas être sans conséquence sur le gros plan, par exemple. Pas de cinéma sans récits, sans fictions, sans romans, sans photos, sans peintures, sans méta-récits, etc.

 

Peu de portrait, en revanche beaucoup de narration.

 

Pas plus qu’un livre ou qu’un tableau, un film n’est un objet social clos. Il joue à l’être, il en exagère les signes (générique, The End, etc), le décorum (la séance), il recherche la cohésion, mais il est ouvert au monde. Un livre ne mène pas à un autre, même dans le même genre ou du même metteur en scène ou dans la même veine, il renvoie au monde dont il procède. Pas directement (car ce serait nier toute spécificité cinématographique), mais en mettant en forme et en alimentant la narrativité du monde, celle qui structure l’imaginaire social [4].


Et c’est à partir de là que je propose un regard sur ces satanées relations littérature-cinéma, qui sont une des principales victimes collatérales du sens et du récit divinisés. Le texte écrit et le déroulement du film sont deux procédures de mise en forme cohérente de la narrativité sociale. De ce fait, très liés, mais pas seulement ou en fait assez peu sous forme d’adaptation. L’un constitue le hors-texte de l’autre, sachant qu’il n’y a pas de hors-texte stricto sensu.


Le cinéma, comme système sémiologique, est en dialogue avec d’autres systèmes sémiologiques avec lesquels il partage au moins en apparence quelque chose. La narration avec la littérature (poésie comprise), l’écriture physique c’est-à-dire la calligraphie, et la peinture qui est déjà concernée elle-même par la narration et l’écriture physique. Mille et mille études peuvent naître de ces rencontres, surtout si on ajoute photo, publicité, internet, dont chaque éléments devrait justifier une méthodologie spécifique, et nous en sommes encore bien loin. La critique (je généralise avec la critique du champ large) n’évoque peinture ou calligraphie que si le sujet du film les évoque. Ou alors par métaphore pour décrire la prise de vues.


On peut, on doit parler plan, cadrage, montage, scénario, comme outils, mais parlons d’abord cinéma. Cette prise de guerre post-coloniale, comme disait Khateb Yacine du français, est tout sauf une boite à outils, une technique neutre.


Je n’aborde qu’un aspect de la question : et je prends appui sur la réalité du discours critique au lieu de le ‘corriger’ : On nous bassine avec « c’est l’histoire de ». Je prends cette affirmation au pied de la lettre : la narration n’appartient pas à la seule littérature qui n’est pas en droit de demander des droits d’auteur. Il y a une forme cinématographique de la narrativité.


Cinéma et littérature sont les deux ensembles sémiologiques les plus efficaces5, justement parce que porteurs de narration. Mais la réduction à cette narration est en même temps le piège principal.


Pour toutes ces raisons et aussi en raison de son héritage nécessairement confucéen, même si Confucius a laissé peu de bons films, le cinéma se doit d’évoquer l’autre et surtout l’autre en soi. Le nord au sud et le sud au nord.


Mais en fonction de ce qu’on y considère comme le réel. Et la narration, obligatoirement réaliste, obéit à des normes locales. D’où un problème spécifique et assez peu compréhensible d’ici : comment montrer l’autre quand tout prouve qu’on ne peut pas le montrer dans la vie ordinaire ? Comment bâtir une fiction quand seul le fictionnel est autorisé, et le fictif interdit, parce que faux, parce que ne concernant pas le lecteur-spectateur ? Comment surmonter la division (objectif de l’écriture) sans pouvoir la montrer directement ?

 

Quand on tourne Le Pétale, que fait-on ? On fait une manif à la place de la manif qu’on doit jouer. D’emblée la question de la fiction cinématographique se trouve placée entre celle de la fiction littéraire et celle de la fiction confucéenne (l’obligation de témoigner). Et ce faisant, presque paradoxalement, elle croise le regard étranger, qui voit un « cinéma étranger, coréen, etc » et qui est d’abord, toujours, inévitablement lu, vu comme document. Le cinéma coréen sera coréen, avant d’être cinéma. Le témoignage et le document ne sont pas une seule et même chose, mais restent très proches et appellent les mêmes lectures.


Mais, c’est toute la difficulté d’un regard historique, il y a naturellement plusieurs registres d’historicité, à commencer par plusieurs temporalités contemporaines. S’il y a désormais deux Corées, il y a toujours en elles une « Corée » divisée. Le Coréen de l’autre côté de l’infranchissable frontière est toujours un Autre.


S’il est si difficile de s’en sortir avec soi-même, que faire de l’autre ? L’étranger est somme toute assez rare dans le cinéma coréen, peut-être parce qu’on en a un sous le main : l’autre Coréen ! Paradoxe de la représentation qui interdit de représenter. On pourrait croire que la censure, qui a fait tant de mal dans la péninsule, explique la difficulté à montrer l’autre-identique. C’est la représentation qui bloque la présentation, l’incapacité de penser l’autre car il est soi, soi parce qu’il est autre, et que ça n’existe pas. Plus de soixante ans sans se rencontrer, plus de soixante ans avec de rares informations toujours plus dévaluées interdisent de donner à l’autre une tête et une identité. C’est l’aliud absolu. C’est un étonnement toujours renouvelé que de constater que chez ce peuple cultivé et fin la question de la division rend atone. Ignorant en tout cas. Et le cinéma peine à en parler, car il lui faut montrer l’in/montrable. C’était déjà une difficulté pour Le Pétale, car le texte était fondé sur la rumeur et n’affirmait jamais rien. Le film devait par nature montrer. Pour placer un Nord-Coréen et un Sud-Coréen face à face, il faut violer toutes les règles de vraisemblable, sauf dans des scènes de guerre.


Remplacer le fictionnel par le fictif, c’est impensable, c’est cracher sur des tombes.

Soyons clair : il y a des choses propres à chaque domaine sémiologique : la littérature ne peut pas suivre un personnage de dos. Le cinéma ne peut pas nous montrer un personnage en nous disant « en sortant ce jour-là, x ne savais pas que… » sauf à utiliser la voix off, c’est à dire la littérature. Mais cela est universel, propre aux système. Je cherche ici ce qui est coréen dans l’acte cinématographique même. Ce qu’impose la narrativité sociale : voir un nord-coréen hors guerre est impossible. On opte donc pour un récit militaro-espionnage, on confronte les héros comme s’ils étaient n’importe qui, et au moment de conclure, on fait sauter le film. Explosion, bombardement, suicide, mort, etc. En gros : la narration effacée n’a pas eu lieu. Swiri/JSA, idéologiquement opposés.

 

Que fait la littérature : la même chose : Une zone neutre. Que faisait la littérature autrefois, la même chose. Iôdo. Hong Kildong. Renvoyer au loin la résolution de l’énigme ouverte au début de la fiction. C’est-à-dire ne pas résoudre.

 

Un film comme Welcome to Tongmakkol est presque comique (humoristique) d’un bout à l’autre, alors que ce qu’il raconte est particulièrement dramatique. Ou bien, ce que j’appelle la distanciation brechtienne de la culture coréenne, une tentative de montrer qu’on montre, d’accompagner les marionnettes avec leurs fils et leurs montreurs. En termes très différents, le récit contre le discours ou la révolte du récit toujours soumis au discours.


Tout cela conduit, mais c’est un sujet trop large, à la question générale de l’Autre dans toute narration coréenne : C’est un étonnement permanent d’en voir si peu dans un pays qui s’explique par l’action négative de cet Autre.

 

Mais la Corée littéraire et cinématographique a enfin surmonté sa division. Pas du tout dans le sens prévu, par réunification, mais au contraire par rupture totale. Il n’y a plus aujourd’hui deux demi-Corées, aspirant à l’unité comme les deux moitiés d’orange platoniciennes, mais deux Corées bien distinctes. Que cela soit un choix du peuple concerné, certainement pas, surtout en Corée du Nord. Mais c’est un fait sociologique et anthropologique aussi fort que sa négation par tout Coréen à qui vous poserez la question [6].


Il ne s’agit pas de tout ramener à une causalité simple, donc nécessairement réductrice. Il faut bien des raisons pour en arriver là, à une situation qui n’est ni programmée, ni stable ni irréversible. Parmi les autres moteurs du changement, je placerai la profonde transformation du champ littéraire. Sa mise en forme, plus exactement. Jusque très récemment, il n’y avait pas de champ littéraire proprement dit, c’est-à-dire autonome. Ni de façon interne (pas de distinction entre littérature populaire et littérature élitiste ou d’avant-garde) ni de façon externe (la littérature appartenait à un champ des Lettres beaucoup plus large, incluant philosophie, histoire, etc. et obéissant à des normes politiques et confucianistes). L’heure du changement a sonné lorsque le monde de l’image, surtout du cinéma) a pris son indépendance, ce qui s’est marqué en premier lieu par une autonomisation par rapport à la fiction littéraire. Le cinéma ne s’est plus senti obligé d’adapter une œuvre littéraire pour lui emprunter son capital symbolique.

 .

Du point de vue de l’Ainsi nommée littérature, c’est une bonne nouvelle. Les jeunes écrivains coréens en ont profité pour s’émanciper des figues imposées de la guerre, de la division, de la dictature, de l’industrialisation, et paradoxalement se sont plongés dans l’univers cinématographique, si tant est qu’ils n’en soient pas originaires. C’est le cas de Ch’ôn Myônggwan, scénariste réputé, et qui ne postule aucune hiérarchie entre les domaines sémiologiques. Dans Une famille à l’ancienne, les références littéraires et cinéphiliques abondent, sans distinction d’intérêt. Cela va même jusqu’aux feuilletons TV que l’auteur pratique aussi. Il prend au monde toutes les narrations disponibles, qui sont justement celles de son public. Nous sommes revenus au réalisme à la coréenne : celui qui prend en charge le réel de son lecteur/spectateur, c’est-à-dire celui que le lecteur/spectateur raconte de la même façon.


Strasbourg, mars 2016

Patrick Maurus

 

1. Brecht déjà : « L’histoire ne fait pas, à nos spécialistes des tiroirs en histoire de la littérature, le plaisir de séparer soigneusement la descente et la montée, de faire suivre ponctuellement la première de la seconde et de nommer pour la montée un nouveau représentant de la littérature. Elle se comporte avec une effroyable négligence ; elle mélange tout. Pour entrer dans les tiroirs du classeur, les ouvrages littéraires doivent être sérieusement retaillés. J’ai vu un jour, au cinéma, Chaplin faire sa valise. Quant il eut fini, il y avait des jambes de pantalon et des pans de chemise qui dépassaient : il rit tout simplement une paire de ciseaux et les coupa. » « Notes sur le travail littéraire », in Les Arts et la Révolution 1, L’Arche,1970, trad. Bernard Lortholary.

2. Terme aussi à définir : l’unité d’analyse « France » n’est pas une évidence.

3. « La morsure », revue Neige d’août, n°3, été 2000.

4. Voir Pierre Popovic, par exemple, La Mélancolie des Misérables, Essai de sociocritique, Montréal, Le Quartanier, 2013.

5. Ici. Pour un Coréen, que la poésie ou la peinture soient narratives est une évidence.

6. Publiquement, devant un étranger et surtout en politique, pas de problème : la Corée est Une. En privé, il y a bien longtemps que ce n’est plus un sujet de discussion au Sud, surtout chez les plus jeunes, qui s’en désintéressent. Alors soyons précis : la Corée reste divisée, historiquement et politiquement.

bottom of page