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Velina Minkoff, un roman sur la RPDC


La Corée du Nord sécrète bien des discours, à l’aune des fantasmes qu’elle provoque, mais finalement très peu d’écrits et encore moins de fictions, en dehors des siennes. Sauf à considérer, et l’envie en est forte, que les pseudo-études sur la RPDC comme de véritables fictions idéologiquement intéressées.



Un texte a paru, bientôt accessible en français qui, par respect pour son objet, refuse l’opposition fiction-relation. Il porte le titre de Le Grand Leader doit venir nous voir [1]. Son auteure, Velina Minkoff, est bulgaro-américaine et le texte a d’abord été publié en bulgare en 2015 (Colibri).


Alexandra est toute gosse lorsqu’elle a été désignée pour participer à un camp de pionniers, au Songdowon près de Wonsan. Elle quitte presque du jour au lendemain sa Sofia natale, où elle ne prête guère attention aux premiers craquements du régime, touché par la Perestroïka.


Passé par Moscou, son petit groupe arrive à Pyongyang agité par le Festival International des Jeunes, dernier grand succès du régime des Années 80, festival qui va lourdement participer à l’épuisement financier du régime. Mais cela ne se voit pas et de toute façon la petite Alexandra ne le verrait pas. Elle est heureuse, elle aime tout, le Juche et les beaux garçons inclus. J’ai écrit dans la postface française à paraître :

 

CANDIDE A PYONGYANG


Le ‘monde des enfants’ est une expression d’adulte. Les enfants, eux, prennent le monde très au sérieux. Et, parfois, ce monde est politique, idéologique.


La petite Alexandra, treize ans, Bulgare, se retrouve presque par hasard transportée à l’autre bout du monde, à l’occasion d’un camp international de pionniers communistes, organisé sur la côte est de la RPDC, alias la Corée du Nord. Elle voit tout ce qu’elle aime, elle aime tout ce qu’elle voit, les gens, les monuments, la nature, la présence tutélaire du Grand Leader Kim Il-Sung. Comme de juste, ses seuls problèmes sont la nourriture et l’usage des baguettes, et aussi l’humidité qui l’empêche de poursuivre ses expériences capillaires. Et quand elle croit parler politique, c’est pour rêver que les USA deviennent un pays socialiste, ce qui lui permettrait d’aller y acheter des jeans et des chewing-gums.


Fondée sur l’expérience personnelle de l’auteure, il y a une trentaine d’années, base de cette tentative d’autofiction, la description de la Corée du Nord, j’en atteste, est étonnante de vérité, de légèreté et d’humour, et surtout, grâce à ce regard enfantin, libérée des jugements de valeur que nous infligent tant de discours illégitimes.


La petite ne comprend pas les contradictions, mais l’auteure les montre, non pas en dépit de sa naïveté, mais grâce à elle. La distanciation nécessaire à toute analyse de l’Autre fonctionne grâce à la distance entre l’enfance et l’âge adulte.


Un fil historique majeur traverse innocemment ce récit : Alexandra, toute heureuse de son expérience internationaliste et de ses premiers émois amoureux avec « le plus beau Nord-Coréen du monde », rentre en Bulgarie qui craque partout des premiers signes d’effondrement du régime, en provenance d’un autre pays socialiste qui va lui aussi s’effondrer, et de manière bien plus tragique, mais dont le régime est toujours là. Du premier on parlait peu, du second des centaines d’articles annonçaient régulièrement la chute… Tous ceux qui ont vieilli de trente ans depuis ont de nouvelles et très sérieuses questions à se poser. La petite en tout cas s’en moque un peu. Elle est rentrée pour rêver à son bassiste, présent et à Pyongyang et à Sofia, insérant les questions dans un cercle parfait. Du coup, il ne s’agit pas d’un avant et d’un après, d’un là-bas et d’un ici, logiquement consécutifs.

 

Contrairement à tant de textes parus depuis 1989, ce livre n’offre pas de relecture a posteriori, qui place toujours l’auteur en situation de victime d’un système rarement expliqué. On refuse ici le lieu commun de la mémoire qui cherche à transformer le postcommunisme en un non communisme, gommant ainsi l’histoire.


Alexandra traîne ses grands yeux bleus sur les deux pays de la même façon et nous devrions les questionner de la même façon. Si en RPDC la petite attend un Grand Leader qui ne viendra jamais, qu’attendra-t-elle en Bulgarie ? S’agira-t-il toujours de musique punk et de cigarettes ?


Elle ne comprend rien mais nous montre tout. Elle laisse la vie suivre son cours, se contentant de continuer à jouer les adolescentes, mais sur sa route vers les cafés punks, elle croise la liberté et la démocratie, autant de contresens. Elle est verte, pas prête, pas plus que le reste de la population, occupée à détruire autant que les Coréens l’étaient à construire. Nous laissant face au rouge et au bleu, comme une question non réglée.


C’est fou ce que ça peut être sérieux, un enfant. Et celle-là, il est bien difficile de ne pas l’aimer : Elle nous implique.

 

L’amibe du titre [2] ? Une erreur commise en cours par Alexandra, et qui la traumatise. Le bleu et le rouge du titre ? Ceux d’un crayon sans cesse évoqué et dont le caractère bicolore va vite symboliser les deux mondes qui vont se développer devant les yeux de la petite. Mais on les trouve un peu partout, ces couleurs, sur les maillots de footballeurs du Levski et du CSKA Sofia, sur les drapeaux français, cubain, nord-coréen et autres.


Le trait principal de l’écriture de Velina Minkoff reste l’humour, qui n’épargne aucune situation, aucune idée, aucun personnage à commencer par l’héroïne. Le regard d’une ado pourrait être à la longue un peu fastidieux, ou au contraire léger, mais ici il permet un décalage, une mise à distance sur lesquels fleurit l’humour. Sa façon de tout trouver superbe, bien infantile, fait écho à l’uniformité des discours idéologiques. On ne cesse de rire, tandis que la Bulgarie qui se voulait démocratique ne cesse de se débattre dans ses insuccès et que la RPDC au bord de l’abîme il y a dix ans connaît un boom économique. Tiens ! Amibe = Abîme ? De quoi se souvenir que l’amibe est un organisme unicellulaire sans cerveau, qu’il infecte le cerveau humain, qu’un peuple peut en souffrir s’en sans rendre compte…

Alexandra/Velina se pose des questions, et nous oblige à nous les poser, éventuellement réduisant nos questions quotidiennes à pas grand chose. Comme lorsqu’on voyage à l’autre bout du monde et qu’on s’aperçoit que son petit pré carré franchouillard disparaît complètement des radars. Paradoxalement, elle rend ainsi vivants deux pays qu’il n’est pas exagéré de qualifier de quasi-inexistants au regard de leur couverture médiatique. Inexistants ou réduits à un traitement monocolore et répétitif, ce qui revient au même.

Les condamnations a priori venant des faux penseurs de l’Apocalypse ont pratiquement interdit de réfléchir sans condamner, de chercher sans conclure à l’avance. La bonne conscience mène le discours sur la RPDC. Ce texte splendide et auto-inquisiteur s’interdit toute leçon justement pour interdire toute leçon. N’aurait-il pas compris avant bien d’autres que la fin apparente du Grand Discours socialiste a aussi porté atteinte à la possibilité même de croyance ? Mais pas à celle de la recherche, celle qu’autorise la forme romanesque. Nos inquisiteurs ont les yeux fermés, Velina Minkoff garde les siens ouverts.

Camps de pionniers, Songdowon (Juillet 1987)

 
 

1. Le titre de l’œuvre en bulgare est Le rapport rouge et bleu de l’amibe verte.

2. Du titre de l’œuvre en bulgare.

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