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Revue Tangun

édito décembre 2023: KIM JONG UN et VLADIMIR POUTINE, NOS MEILLEURS ENNEMIS

Entretien de la Revue Tangun avec Patrick Maurus



© Camille Fourmeau


Qu’y a-t-il de neuf dans le rapprochement Kim-Poutine?

 

Qu’y a-t-il de vieux dans le neuf ! Les relations de la RPDC avec la Russie remontent loin. L‘écho de la Révolution d’Octobre a été considérable, même si souvent entendu au Japon où les jeunes Coréens (femmes comprises) sont allés chercher le moderne dès avant la colonisation. Avec elle, la résistance armée sur terre coréenne ayant été rapidement écrasée, les combattants restants (communistes ou nationalistes) se sont repliés en Mandchourie et en Sibérie. Kim Jong Il, le père de Kim Jong Un, y serait né. Une partie des Communistes de retour en 1945 rentreront donc avec une formation révolutionnaire soviétique et joueront un grand rôle quand l’Armée rouge décidera de promouvoir Kim Il Sung, avant que celui-ci ne les éliminent (avec les communistes de l’intérieur et les communistes formés en Chine, plus aguerris mais moins éduqués)… La suite est celle d’un long balancier d’influences entre Pékin et Moscou, les deux jouant un grand rôle pendant la Guerre de Corée (1950-1953). Pyongyang n’ayant pas accepté la déstalinisation (c’était céder aux pressions idéologiques occidentales), les relations se sont distendues, le RPDC développant alors dans tous les domaines sa notion révisée de « juche ». Puis la chute de l’Union soviétique a signifié la fin de l’aide économique (même chose en Chine depuis le retour de Deng Xiaoping). Il y a donc maintenant plus de trente ans que la RPDC sait qu’elle n’a plus d’amis indéfectibles ou de grands frères dans la région. Elle a vite compris qu’il n’y avait plus de cadeaux à attendre. Mais la géopolitique jouait toujours son rôle, et on restait alliés, face aux USA. Un ennemi commun. De ce point de vue, les liens RPDC-Russie ne sont pas vraiment nouveaux. C’est le regard et la situation russes qui ont changé.

 

Donc le rapprochement ?

 

C’est une évolution logique. Héritage d’anciennes alliances, définition renouvelée d’un ennemi commun (sur fond de manoeuvres Sud-USA), réalisme économique (que de mieux que d’être tous les deux objets de sanctions pour mieux se comprendre), façons de se compléter fondées sur le souvenir ancien de la libération par les Soviétiques, dont les troupes sont restées trop peu de temps pour choquer le nationalisme. L’avantage du côté coréen est de pouvoir négocier sans remettre en cause son indépendance, car il s’agit de camarades de guerre. Argument qui joue aussi avec les Chinois, quand le besoin s’en fait sentir. Toutes les relations internationales dans la région sont régies par un pragmatisme brutal.

Et il y a aussi les liens régionaux (Vladivostok n’est pas Moscou) et les rencontres annuelles sans bruit, comme les “Rencontres du fleuve Tuman”, où décideurs et universitaires parlent avec une liberté introuvable ailleurs, dans le cadre global du développement international de la région, autour de la zone économique spéciale de Rajin-Sonbong en RPDC.

 

Qu’attend Moscou d’un si petit pays ?

 

Moscou sait parfaitement que la Corée du Nord est sur le pied de guerre depuis 75 ans, donc qu’elle est militairement solide et prête. Comme l’armement des deux pays est très lié, Pyongyang peut fournir quantité d’armes à Moscou, et qu’importe si ce ne sont pas des armes sophistiquées. J’imagine que Poutine sait exactement ce qu’il veut acheter. Les commentaires de presse ici à l’occasion de la rencontre Kim-Poutine sur la « faiblesse » nord-coréenne ont par ailleurs quelque chose de méprisant et révèlent surtout une méconnaissance totale des réalités locales. Il est plus simple effectivement d’affirmer qu’on ne peut pas aller en RPDC que de s’astreindre à étudier la situation. Il suffirait pourtant aux critiques de la RPDC de lire leurs propres articles, présentant la Corée du Nord comme un danger terrifiant depuis les lustres. Il faudrait choisir !

Je rappelle aussi que la Russie a une petite frontière commune avec la RPDC, qui empêche la Chine d’avoir un accès direct à la mer. La ZES de Rason-Chongjin (Rajin) est utilisée par la Chine et par la Russie (par des bateaux qui ne sont pas camouflés en bateaux touristiques, comme le clame une certaine presse française) et les trois ont désormais intérêt à développer la zone, tout en surveillant du coin de l’œil ce que font les autres.

Les armes nord-coréennes, même si ce sont surtout des munitions, ne seront pas gratuites. Je viens de rappeler que la Corée martyre de la famine n’a guère été aidée par ses amis… Le « plus » que représentera l’apport financier correspond à ce qu’il faut à la RPDC pour redécoller, c’est-à-dire au capital primitif qu’il lui faut accumuler pour cela. De ce point de vue, la rencontre Kim-Poutine est d’une importance considérable. Politiquement, et pour simplifier, deux pays seuls qui s’entendent ne sont plus seuls ! Incidemment, cela place les deux sur un relatif pied d’égalité, ce qui pèse lourd dans un pays dont l’idéologie est fondée sur le rejet de la notion de « sadaejuûi, la révérence-soumission envers les Grands ».

Un pays aussi planifié que la RPDC pense aussi certainement plus loin. Il y a longtemps qu’il y a des étudiants russes à l’université Kim Il Sung. Par ailleurs, je l’ai dit, l’ennemi de la Russie, les USA, est aussi l’ennemi de la Corée du Nord. Militairement, financièrement, diplomatiquement, la RPDC est gagnante. J’ai du mal à croire qu’en cas de nouveaux problèmes alimentaires, la Russie serait aussi indifférente qu’au siècle dernier.

D’un tout autre point de vue, cela fait vingt ans que la région rêve de gazoducs descendant jusqu’en Corée du Sud, voire au Japon. Si cela voyait le jour, la Russie pourrait choisir l’option nord-coréenne plutôt que l’option chinoise, une décision qui changerait le dessin politico-économique de l’Extrême-Orient.

 

Parler de la Corée du Nord, c’est inévitablement évoquer la question nucléaire, surtout si on n’a rien d’autre à en dire…

 

L’évolution interne de chacun des pays de la région est à prendre en considération. Mais pendant des décennies, la RPDC à la recherche d’alliés n’avait que l’antagonisme Chine-Russie pour gagner quelque chose. Devenir fournisseur d’armes est un changement de taille et va lui permettre d’être mieux entendue à Moscou.

En ce qui concerne la question nucléaire, qui occupe une place considérable dans les déclarations des uns et des autres (généralement pour des raisons intérieures), le Nord a dit qu’il n’utiliserait pas l’arme le premier. Je peux difficilement imaginer que la dissuasion n’ait plus d’effet. Mais soyons logiques : parler du nucléaire, c’est reconnaître que la Corée du Nord n’est plus un nain à côté de ses voisins !

Et puis soyons réalistes : même si la question surgit dès qu’on parle de la RPDC, aucune des puissances concernées ne croit une seconde que celle-ci puisse renoncer à la bombe. Pourquoi alors y faire sans cesse référence ? Parce qu’il n’y a aucune solution politique à l’horizon ?

 

Si les nouvelles relations Russie-RPDC sont à ce point pragmatiques, et non plus directement politiques, ne sont-elles pas pour cette même raison instables ?

 

L’argument peut se retourner : des relations réalistes plutôt qu’amicales peuvent se montrer plus rationnelles et moins soumises aux réactions éruptives. Finies les années Mao ou Kim Il Sung. Hormis quelques phrases grandiloquentes ici ou là, la Corée du Nord ne se voit plus en leader du monde socialiste et ne discute plus guère des politiques de autres. Elle sait parfaitement que, derrière les étiquettes, la Chine et la Russie sont deux grands pays capitalistes qui ont a minima besoin d’elle comme zone tampon avec les pays sous influence américaine. Rien de nouveau ne pouvant venir du côté américain (ni de l’inexistante Europe), rien ne changera du côté des alliances Chine-Russie-RPDC. J’irai même jusqu’à dire que les deux premières ont enfin compris que l’instabilité économique et alimentaire de la dernière était une mauvaise chose pour tout le monde.

 

Dans la réédition de votre livre (Les Trois Corées, aux éditions Hémisphères) vous savez parlé d’état dans l’état pour évoquer l’armée nord-coréenne…

 

C’est une formule pratique, qui a pour objet de décrire une politique déjà ancienne qu’on peut définir ainsi : la décision ayant été prise que tout devait être fait pour préserver l’indépendance du pays face à l’impérialisme le plus puissant, il faut d’une part l’arme nucléaire (sinon on subira le sort de l’Irak), d’autre part une armée très bien entraînée. Elle ne doit pas être soumise aux aléas politiques et surtout économiques. De ce fait, elles est prioritaire en fournitures et appelée à pouvoir produire elle-même tout ce dont elle a besoin. L’armée dispose donc de ces moyens sans attendre rien de l’extérieur. A l’image du pays lui-même, ce qui rend cette politique acceptable par la population !

Dans ce contexte, l’accord avec la Russie devrait permettre à la Corée du Nord de se fournir en partie de ce qui lui manque encore, c’est-à-dire de l’aide alimentaire et technologique. Je ne connais évidemment pas les détails de l’accord, mais je ne serais pas surpris que le nombre de travailleurs nord-coréens en Sibérie augmente. Dans le contexte d’un événement démographique majeur, la désertification de la Sibérie (les Russes partant vers l’ouest de leur pays), est compensée par endroit par des immigrants chinois. On va assister à une forte augmentation des exportations vers la Russie.

 

Peut-on tirer le bilan du COVID ?

 

La RPDC a hélas une grande habitude de l’isolement et des coups durs, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais le COVID a gelé l’essentiel de ses relations, déjà réduite grâce aux sanctions de l’ONU qui n’hésite pas s’en prendre à un pays qui se débat dans les difficultés alimentaires.

Les revenus extérieurs du pays (comme les travailleurs expatriés) et le fonctionnement de l’armée comme état dans l’état (avec ses entreprises autonomes) ont permis au pays de poursuivre certains de ses projets spectaculaires, militaires (missiles, sous-marins) et civils (par exemple la première partie du gigantesque ensemble de 10.000 appartements à terme de Hwasong dans le nord de Pyongyang près du Palais du Soleil).

Il y a bien sûr de graves problèmes en RPDC, qui n’autorisent pas pour autant les erreurs et les approximations du rapport de l‘ONU sur les droits de l’homme. Il est d’ailleurs difficile d’évaluer la situation, même en allant sur place. En termes de mouvements, c’est-à-dire en comparant la RPDC à la RPDC et les textes du 7ème aux textes du 8ème congrès. Autant l’autonomie à tous les étages promulguée par le premier avait provoqué un enthousiasme palpable en 2016, autant le second en 2021 a signifié un serrage de vis dans tous les domaines, surtout dans le principal, la gestion des entreprises et des unités de travail.

Sans pouvoir l’évaluer encore, il faut aussi signaler la fin de la politique du Songun, l’armée d’abord, qui implique une nouvelle gestion des relations sociales. Sur ces bases, tirer un bilan des effets du COVID n’est pas simple. Nos voyages ne recommenceront qu’au printemps prochain. Pour le moment, les échanges économiques ont repris et les diplomates nord-coréens ont enfin la possibilité de rentrer chez eux.

 

Le nationalisme intransigeant est-il le ciment qui permet au pays de tenir depuis si longtemps ?

 

Immense question, qui touche à la fois à la nature du nationalisme nord-coréen et à la force de ce nationalisme comme ciment de la société nord-coréenne. Les Coréens sont devenus « Coréens » pendant la colonisation, ils ont été traités comme des vaincus en 1945, ils ont vu leurs bourreaux japonais favorisés par les Américains, ils constatent que si les Russes ont très vite quitté la péninsule après la guerre, les Américains sont toujours au Sud, etc. En d’autres termes, les Nord-Coréens ont toujours une raison de réalimenter leur nationalisme. Ils sont depuis longtemps sous les coups de sanctions, y compris pendant la famine, sanctions d’abord soutenues, certes mollement, par les Russes et les Chinois. Alors il n’y a personne, à Pyongyang, pour penser une seconde que la rencontre Kim-Poutine ait pu porter atteinte à l’indépendance du pays. Au contraire, et comme symboliquement, c’est Poutine qui est venu jusqu’à Vladivostok, à 50 km de la Corée, pour négocier.

Jetée du jour au lendemain dans un autre monde colonial, la Corée n’a pas eu le droit à la parole. Comme ailleurs, le fait d’être Coréen est apparu dans le rejet japonais. Le rejet des Coréens en a fait des « Coréens ». Cerise sur le gâteau, la Corée a été traitée comme un pays vaincu en 1945, alors qu’elle était victime de l’impérialisme japonais. Le sentiment de victimisation est né sur une terre réellement victimisée.

Comme la division, le nationalisme est unificateur et tout à fait idéologique. On connaît la formule d’Althusser, “l’idéologie, c’est ce qui a réponse à tout”. Il n’y a pas besoin de beaucoup de « propagande » pour encourager le nationalisme, pour se souvenir de la guerre américaine, pour rappeler que les « grands amis » n’ont pas toujours été là, en particulier pendant la famine. On sait en RPDC que les deux grands voisins sont devenus deux grands pays capitalistes, ce qui fait que toute alliance est uniquement réaliste. La mémoire, comme l’aide chinoise pendant la guerre de Corée, est quant à elle sujette à utilisations variables

 

Qui dit Russie dit voisins, et qui dit voisins dit Coréens vivant chez les voisins…

 

Sibérie et Mandchourie (même si le terme n’est pas du tout apprécié en Chine), pour commencer. En fait, les mouvements de populations dans la région sont d’une importance extraordinaire : les Sibériens quittent la Sibérie où ils seraient moins de 10 millions maintenant, tandis les Chinois Han repeuplent la Mandchourie et la Sibérie dans l’autre sens. Ils ont désormais nombreux tout au long de la frontière avec la RPDC. Quant aux Coréens de Chine, après avoir souvent cédé au mirage de la Corée du Sud, beaucoup sont revenus, en Chine, mais, étrangement, ailleurs que dans le district autonome. Ils vont dans les grandes villes, Shenyang et Dandong en tête. Villes où, c’est aussi passionnant que silencieux, les Coréens de toutes origines peuvent se rencontrer assez librement, ce qui est en principe impossible ailleurs.

L’intérêt principal des peuplements coréens hors peninsule, à mes yeux, est de permettre de faire une sorte de détour par les habitants du District coréen de la RP Chine et certaines diasporas. Si la plupart dupliquent la division, d’autres, comme au Mexique, sont formés de citoyens arrivés AVANT la division et qui ne se définissent donc pas par elle. En Chine, le souhait répété des Coréens de faire profil bas (ce qui est le cas depuis leurs ennuis pendant la Révolution culturelle) les conduit à ne pas être partie prenante de la question. En revanche, leur seule existence montre qu’on peut être Coréen sans être défini par cette seule division. Quoi qu’il arrive, ils joueront un rôle lorsque la question de la réunification se posera réellement, ce qui prendra encore beaucoup de temps. L’état actuel des relations entre le Nord et le Sud ainsi qu’entre les grands voisins ne rend guère optimiste.

 

 

Et la famine?

 

C’est la même question que celle du COVID. Nous ne pouvons pas y répondre précisément tant que nous ne serons pas retournés sur place. Le gouvernement n’a pas annoncé récemment de calamité naturelle, ce qui peut rendre optimiste. D’un autre point de vue, le VIIIème congrès du Parti des Travailleurs a déploré l’échec des divers plans, ce qui doit évidemment inquiéter.

Dernier point, polémique: annoncer des famines en Corée du Nord et en même temps justifier ou tolérer des sanctions économiques contre le même pays ne semble guère émouvoir les commentateurs. Nous si.

 

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